En défense raisonnée des excédents allemands edit

13 juin 2017

Que faire de l’encombrant excédent courant de l’Allemagne ? Montré du doigt par la France comme par Ben Bernanke, il est maintenant pris pour cible par le président américain Donald Trump, qui menace de sanctions commerciales. Dans une récente tribune sur Telos, Elie Cohen rejette l’accusation de mercantilisme souvent portée à l’encontre de l’Allemagne, mais considère qu’il y a un problème aigu de coordination des politiques économiques au sein de la zone euro et évoque plusieurs pistes pour le résoudre. Il ajoute qu’à ignorer le sujet, on prépare le terrain d’une prochaine crise. Sur ce dernier point, je lui donne raison. En revanche, je crains que les solutions proposées n’aillent pas au fond du problème et ne soient guère praticables. Apparaît en filigrane l’appel au fédéralisme budgétaire pour organiser des transferts fiscaux au sein de la zone euro, ce qui, de mon point de vue, signerait la mort politique de la monnaie commune.

Au cours des trois dernières années, l’excédent courant de l’Allemagne a atteint en moyenne 8,1% du PIB (1), deux points au-dessus du seuil d’alerte de la Commission Européenne. Dans son rapport du mécanisme d’alerte pour l’année 2017, la Commission ne s’en émeut pas outre mesure. Tout au plus indique-t-elle que « certains pays créditeurs nets ont encore à commencer à corriger les déséquilibres de leurs flux de capitaux » (2). La leçon de la crise de l’euro tirée par les pays participants et relayée par la Commission, est qu’il faut détecter à l’avance les positions dangereusement débitrices pour les corriger pendant qu’il est encore temps, mais que les positions excessivement créditrices ne présentent pas le même risque.

L’analyse est pertinente si l’on se place du point de vue du transfert de risque financier au sein de la zone euro. En effet, les pays qui ont accumulé des déficits courants élevés au cours des années d’euphorie de l’euro, Espagne, Irlande, Grèce et Portugal, se sont trouvés tellement débiteurs vis-à-vis du reste du monde qu’une fois leur crédit mis en doute par les marchés, ils durent faire appel à la solidarité financière de leurs partenaires de la zone euro. N’oublions pas qu’en 2009, la position débitrice vis-à-vis du reste du monde de l’Irlande atteignait 117% de son PIB, du Portugal 108%, de l’Espagne 93% et de la Grèce 87%. A l’inverse, si l’Allemagne ou les Pays-Bas faisaient face à une soudaine dépréciation de leurs considérables avoirs extérieurs, 54% du PIB pour l’Allemagne, 76% pour les Pays-Bas, produits de leurs excédents courants passés, les épargnants de ces pays prendraient leurs pertes sans qu’il ne vienne à l’idée de quiconque qu’ils devraient faire appel à la solidarité de leurs partenaires. De ce point de vue, l’asymétrie des risques causés par les « cigales » et les « fourmis » est patente.

Le « benign neglect » de la Commission devient contestable si l’on adopte une vue d’équilibre général et mondial. En effet, les très larges excédents accumulés par un petit nombre de pays entre 2000 et 2008, Chine, Arabie Saoudite et Allemagne, ont été principalement réinvestis dans des titres de dette publique, surtout américains mais aussi dans les pays du sud de la zone euro. La raison de cette préférence pour les dettes publiques au détriment d’actifs risqués a été bien analysée par Riccardo Caballero, Pierre-Olivier Gourinchas, Emmanuel Fahri et Hélène Rey (3). La conséquence de ces investissements massifs fut de déprimer les taux d’intérêts réels mondiaux, et de comprimer les spreads de crédit entre l’Allemagne et ses partenaires du Sud de la zone euro. Dans une mesure dont l’ampleur fait débat entre économistes, ces distorsions des prix des actifs sont à l’origine de la crise mondiale de 2008, puis de celle de la zone euro en 2011.

La taille des excédents courants allemands est donc bien un sujet de gouvernance économique, mais plutôt mondial que régional. Certes, la rage de Donald Trump contre le déficit commercial des Etats-Unis vis-à-vis de l’Allemagne (ou de la Chine) est inepte –après tout, si les américains préfèrent les BMW aux Ford, ou s’ils pensent qu’un iPhone à 2000 dollars (s’il était fabriqué aux Etats-Unis) n’en vaudrait pas la dépense, c’est un problème américain, pas allemand ou chinois. Mais l’argumentation du Trésor américain, fondée sur les mouvements de capitaux, dans la lignée du ‘paradoxe des obligations’ d’Alan Greenspan et de l’excès d’épargne de Ben Bernanke (4), est bien plus solide. Le prédécesseur de Janet Yellen est d’ailleurs explicite : ‘dans un monde souffrant d’une pénurie de demande agrégée, la persistance d’un large excédent courant allemand est troublant’.

Elie Cohen a donc raison de s’inquiéter des excédents allemands. Il a également raison de rejeter la thèse selon laquelle ils seraient le résultat d’une politique mercantiliste. Si tel était le cas, l’Allemagne chercherait à limiter ses importations. Ce n’est absolument pas le cas : les importations représentaient 39% du PIB allemand en 2015, contre 31% pour la France. Et selon l’indicateur d’ouverture des marchés de la Chambre de Commerce Internationale, l’Allemagne est le plus ouvert des pays du G20, la France étant sixième (5).

Les raisons des excédents

Quelle sont donc les causes des excédents allemands ? Les divergences de compétitivité au sein de la zone euro y contribuent, ce qu’un peu d’histoire aide à comprendre. A la veille de l’absorption de la RDA (1990), la République Fédérale enregistrait déjà un excédent commercial de l’ordre de 5% de son PIB. Très compétitifs, les exportateurs allemands avaient gagné les parts de marché perdues par leurs concurrents moins performants, français et italiens, mais aussi américains. L’excédent fit place à un déficit lorsque l’Allemagne réunifiée alloua 5% de son PIB à la reconstruction des nouveaux Länder. La surchauffe créée par une telle stimulation budgétaire provoqua une forte hausse des salaires dans les années suivantes, jusqu’à 8% par an, et la perte de compétitivité qui en résulta porta son taux de chômage à plus de 10%, faisant de l’Allemagne ‘l’homme malade de l’Europe’. La réforme du marché du travail du chancelier Schroeder y trouva sa légitimité : on ne badine pas avec le chômage en Allemagne, où on l’associe à la montée du national-socialisme avant 1933.

Le contraste avec notre pays est frappant. Beaucoup d’économistes, de Charles Wyplosz à Paul Champsaur, directeur Général de l’Insee de l’époque, avaient averti qu’une fois les taux de change figés, la résilience aux fluctuations conjoncturelles reposerait sur la flexibilité du marché du travail. A la veille de l’euro, la France fit exactement l’inverse, forçant les entreprises à adopter les 35 heures hebdomadaires. En 2009, dix ans après la création de l’euro, les coûts salariaux unitaires allemands avaient augmenté trois fois plus vite en France (23,3%) qu’en Allemagne (7,7%). Si chaque pays avait gardé sa monnaie et l’avait laissé flotter, le mark se serait probablement apprécié (de 15% par rapport au franc) ce qui aurait réduit les excédents allemands. Sous cet angle, s’il est exact de dire que « l’euro allemand » est sous-évalué, il faut insister sur le fait que la cause en est des choix de politiques économiques nationales divergentes au sein de la zone euro, entre pays qui ont anticipé les conséquences de la monnaie unique, et ceux qui sont restés aveugles.

A long terme, les forces de marché se chargent de résoudre les divergences de compétitivité, par l’ajustement des taux de change, et, au sein de la zone euro, par l’interaction entre chômage et salaires, à condition que la flexibilité des marchés du travail le permette. Ces mécanismes fonctionnent : le très bas niveau du taux de chômage allemand, 3,9% en avril 2017 selon Eurostat, a commencé à alimenter l’inflation salariale : depuis 2000, les coûts salariaux unitaires ont augmenté de 12% en Allemagne, contre 6% en France, et ils ont baissé de 5% en Espagne. Certes, l’ajustement est lent, mais appeler à une hausse des salaires plus rapide, comme le fait Elie Cohen, rejoint en cela par l’ancien conseiller économique du président Obama Jason Furman (6) relève du vœu pieux : ni le gouvernement fédéral ni les Länder n’ont le droit d’intervenir dans les négociations salariales qui relèvent exclusivement des partenaires sociaux. Le fait même que l’Allemagne attire des travailleurs étrangers, d’Europe de l’Est, d’Espagne depuis la crise, mais aussi que le gouvernement ait décidé d’accueillir des réfugiés en grand nombre réduit les tensions sur le marché du travail et modère la hausse des salaires que la pénurie de main d’œuvre entraine. Faut-il s’en plaindre ? Ce serait bien incohérent, car l’immigration augmente aussi bien l’offre de travail que la demande de biens et services, et surtout la dernière dans le cas des réfugiés.

Au-delà des fluctuations de compétitivité, les excédents allemands répondent également à un impératif structurel, le vieillissement rapide de la population, ce que le système de retraite, dont une partie importante est financée par le produit de l’épargne des ménages, traduit par un surplus d’épargne par rapport à l’investissement. Que les forces de marché conduisent à des excédents extérieurs dans un pays où le poids des retraites deviendrait rapidement écrasant en raison de la démographie est une bonne chose : cela réduira d’autant les prélèvements sur les actifs des générations futures. Le contraste avec la France, où l’on semble s’être résigné à un système de retraite par répartition, c’est à dire par ponction sur les actifs, est frappant. Tout aussi révélateur est le fait que les pays dont le système de retraite est largement financé par des fonds de pension, Belgique, Pays-Bas, Danemark ou Suède, aient tous des excédents courants et soient créanciers vis-à-vis du reste du monde (7). A nouveau, on voit mal comment la plainte des cigales du sud, que leur propre structure démographique devrait pousser à accumuler des excédents financiers, pourrait être entendue par les fourmis.

Si l’existence d’un excédent courant allemand significatif est justifiée, sa taille reste problématique. Il faut donc s’interroger sur ce qui amplifie à ce point les surplus allemands. Comme le soulignent Elie Cohen et Jason Furman, le surplus vient plutôt d’une insuffisance de l’investissement domestique que d’un excès d’épargne. A en juger par la performance de l’industrie automobile allemande dans le haut de gamme, où l’innovation et l’excellence, pas le prix, font la différence, l’investissement des entreprises n’en est pas responsable, contrairement à ce que les comparaisons temporelles avancées par le très keynésien institut berlinois DIW pourraient faire penser (8). D’ailleurs, la baisse du coût du capital entrainée par les vagues successives d’innovation technologique, dont la dernière et la plus importante est l’intelligence artificielle, continuera à faire baisser la part relative de l’investissement des entreprises dans le revenu national, en Allemagne comme ailleurs.

Reste l’investissement public, en infrastructures, éducation et formation aux nouvelles technologies en particulier, dont le Conseil des Experts économiques allemand reconnaît qu’il est insuffisant, mais ajoute qu’étant donné la baisse tendancielle de la population, n’a pas de raison d’être fortement relevé (9). En revanche, l’appel à une augmentation significative de l’effort de défense, qu’il vienne des américains ou des français, est parfaitement justifié. La défense européenne est un bien public au sens économique : la capacité nucléaire américaine continue de protéger l’Europe, et l’action des forces armées françaises en Afrique et en Syrie contribue à la protection des habitants de tous les pays de l’Union Européenne. Elie Cohen a, sur ce sujet, parfaitement raison de soutenir l’idée junckerienne d’un Fonds Défense, pas tant pour financer les dépenses courantes que pour intensifier la recherche et l’investissement, que seules la France et la Grande Bretagne assument sérieusement à ce jour. Mais soyons lucides : même un effort allemand supplémentaire de 0,8% du PIB, qui amènerait la dépense militaire à 2,0% du PIB, cible choisie par les pays de l’OTAN, ne changerait pas fondamentalement la donne.

Il faut donc s’interroger sur les freins domestiques à l’investissement, spécifiques à l’Allemagne. J’en vois deux : le marché du logement, et la gouvernance d’entreprise.

Comparés à leurs voisins européens, les Allemands investissent peu dans l’immobilier résidentiel, que ce soit pour se loger, ou comme investissement locatif. La bulle immobilière consécutive à l’unification et aux incitations fiscales à investir dans les nouveaux Länder, et la déflation qui s’ensuivit explique une part de cette réticence. Mais le facteur inhibant structurel est le strict encadrement des loyers, hérité de la période de reconstruction d’après-guerre, et qui déprime le rendement de l’investissement immobilier. La comparaison des prix immobiliers entre grandes villes du Nord de l’Europe indique bien un déficit de demande en Allemagne. Dans la période de taux d’intérêts très bas que nous traversons, l’investissement immobilier allemand redonne des signes de vie, ainsi que les prix. Il n’empêche, Berlin reste la ville la moins chère de ses paires : le prix moyen du m2 y est aujourd’hui de 4500€, contre 5400 à Copenhague, 5500 à Amsterdam et 9400 à Stockholm (10). Mais les taux ne resteront pas éternellement bas, et une véritable libéralisation du marché du logement augmenterait l’investissement domestique en rendant son attractivité à l’immobilier allemand.

La piste du marche d’actions

Les chiffres de capitalisation boursière mettent en évidence le second obstacle : fin 2015, la capitalisation boursière des entreprises allemandes cotées ne représentait que 51% du PIB (1700 Mds €), contre 97% aux Pays-Bas, 86% pour la France et 66% pour l’Espagne (11). Comment se fait-il que l’abondante épargne allemande, gérée pour une bonne partie par les fonds de pension et compagnies d’assurance-vie, ne s’investissent pas plus dans ces actifs domestiques dont le rendement est bien supérieur à celui des obligations ? On peut incriminer des normes prudentielles peu favorables aux actions, comme Solvabilité 2, mais l’argument ne vaut guère, puisque ces normes sont les mêmes pour tous les pays de l’UE. Il faut plutôt chercher la raison du faible engouement des épargnants dans l’histoire allemande : la valeur des actions y a été détruite à plusieurs reprises, la dernière étant encore fraiche dans les mémoires, lorsque le Neuer Market de la bourse de Francfort fut clos, en 2003, après l’implosion de la bulle internet et la perte de 96% de sa valeur. Mais l’opacité de la gouvernance des entreprises cotées, illustrée par la structure du capital de VW, et la forte préférence pour l’endettement des entreprises du Mittelstand, objet de toutes les attentions des Sparkassen, fournit une bonne part de l’explication également. A nouveau, une libéralisation plus audacieuse que celle opérée par Gerhard Schröder et, surtout, une plus grande transparence de la gouvernance des entreprises, permettrait au marché d’actions allemand de prendre un essor durable, car financé par les investisseurs domestiques de long terme que sont les assureurs et fonds de pension. Le surplus courant de l’Allemagne en serait réduit d’autant.

Elie Cohen suggère d’autres pistes, sous la rubrique « donner à l’UE une capacité d’agir ». Sont évoqués les dettes insoutenables de certains pays – on pense bien entendu à l’Italie – ou l’achèvement de l’union bancaire, pour lequel on a souvent demandé à l’Allemagne d’accepter une garantie commune des dépôts de toutes les banques de la zone euro. Ces pistes ont du sens économique : la crise de 1929 aux Etats-Unis fit naître en 1933 un fonds de garantie des dépôts, le FDIC, financé par les banques adhérentes et garanti par l’Etat fédéral. Mais, précisément, elles ne sont légitimes que si les peuples des pays de la zone euro acceptent une dose importante de fédéralisme budgétaire, ce qui n’est absolument pas le cas aujourd’hui. Mieux vaut pousser à des solutions domestiques pour réduire les excédents allemands. Il est d’ailleurs de l’intérêt de l’Allemagne d’aller dans ce sens, car être créancier (ou propriétaire s’il s’agit d’actions) du reste du monde expose au risque de perdre son épargne. A l’inverse, dynamiser le marché d’action allemand ferait d’une pierre deux coups : réduire l’excédent extérieur en réallouant l’épargne domestique, et donner plus de ressources aux entreprises les plus innovatrices, c’est à dire augmenter la productivité.

En attendant que l’Allemagne fasse son aggiornamento en matière de marchés des capitaux, les autres pays de la zone euro devraient considérer les surplus allemands comme une opportunité, pas une menace. Toutes choses égales d’ailleurs, les investisseurs institutionnels allemands connaissent mieux leurs voisins que les marchés plus distants, une forme faible de la préférence nationale en matière d’investissement. Qu’on se pose donc la question : comment attirer les capitaux allemands ? La réponse générale est connue : en rendant les économies plus productives et plus ouvertes. Les détails sont assurément plus compliqués.

 

(1) Selon les données corrigées des variations saisonnières de la Bundesbank, l’excédent courant de l’Allemagne au T4 2016 était 8,0% du PIB.

(2) European Commission, Alert Mechanism Report 2017, 11 November 2016.

(3) Voir par exemple: R. Caballero, E. Fahri et P.O. Gourinchas, ‘An equilibrium model of ‘global Imbalances’ and low interest rates’, American Economic Review, 2008, 98 :1; P.O. Gourinchas, H. Rey, ‘External Adjustment, Global Imbalances and Valuation Effects’, Handbook of International Economics, 2013.

(4) Ben Bernanke, ‘Why are interest rates so low, part 3: The Global Savings Glut’, Brookings blog, April 2015

(5) ICC Open Markets Index – Edition 2015.

(6) ‘Buying more Chevys won’t fix Germany’s imbalance’, Jason Furman, Wall Street Journal, 7 juin 2017.

(7) Position extérieure nette fin 2016 : Belgique 49,5% du PIB, Pays-Bas 75,9%, Danemark 56,1%, Suède 16,7%, Royaume-Uni 24,2%. Source Eurostat.

(8) ‘Weak private investment in Germany indicates urgent need for action’, DIW press release, 22 April 2016. Le DIW relève notamment qu’en 2015, l’investissement privé n’était revenu qu’à son niveau d’avant la crise.

(9) ‘The German current account – actionism is inappropriate’, Annual Economic Report 2014/15 – German Council of Economic Experts.

(10) Données moyennes extraites du site participatif Numbeo.com. La fourchette citée pour Berlin va de 3 760 à 5 800€.

(11) Données Banque mondiale. Seules sont retenues les entreprises domestiques cotées sur le marché domestique.