Trop de pétrole… ou pas assez? Une lecture de Jean-Marc Jancovici edit

11 décembre 2015

Jean-Marc Jancovici a derrière lui une belle quantité de livres sur les thèmes de l’énergie, toujours écrit dans un style… plein d’énergie, toujours à pourfendre ce qui est pour lui les idées reçues des écologistes ou, pire, des économistes. La thèse qu’il développait jusqu’ici était simple : la planète court vers une raréfaction des ressources énergétiques fossiles (pétrole, charbon, gaz), ce qu’on ressent dès aujourd’hui ; les énergies alternatives (éolien et solaire) ne sont pas pour longtemps une alternative crédible ; le nucléaire est une bonne alternative, mais est à tort politiquement condamné ; surtout, la production (le PIB) est liée très mécaniquement à l’énergie primaire extraite, dont on vient de voir qu’elle était essentiellement fossile. Conclusion : la croissance du PIB ne peut que chuter et le PIB peut même enregistrer un déclin une fois passés les différents peak-fossiles. Cette rareté envahissante nous ramène doucement au monde d’avant la civilisation charbon-pétrole, c'est-à-dire deux siècles en arrière, mais dans un contexte où la population mondiale est 7 fois plus importante qu’alors. Une perspective peu riante, faite de troubles, de famines, d’instabilité… S’il y a des solutions, elles passent toutes par une répartition de la pénurie et un changement profond de nos modes de vie.

Or, voici que le réchauffement climatique est devenu le sujet du jour. Il faut donc adapter le discours et on s’attendait à ce que son dernier livre (Dormez tranquille jusqu’en 2100 et autres malentendus sur le climat et l’énergie, Odile Jacob, 2015) s’attèle à cette tâche. L’aficionado de Jean-Marc Jancovici peut en effet objecter que le souci n’est plus la pénurie de pétrole ou de charbon : il y en a trop, au contraire ! Par surconsommation d’énergie fossile, l’atmosphère se dégrade rapidement. Ce qui importe, c’est de laisser tout ça dans le sol, de ne plus y toucher ! S’il faut des énergies alternatives, ce n’est pas pour suppléer le manque de ressources fossiles, c’est pour arrêter au plus vite l’usage du pétrole, du gaz et surtout du charbon.

La surprise du lecteur, c’est que les réponses de l’auteur restent à peu près les mêmes : il est illusoire de faire appel aux énergies renouvelables. On a tort de décrier le nucléaire. Le ralentissement de la croissance est inévitable et uniquement lié à la pénurie d’énergie fossile.

C’est ce dernier point que je souhaite discuter. Y a-t-il un lien aussi étroitement mécanique que le dit l’auteur entre le PIB et les ressources énergétiques, a fortiori les ressources fossiles ? Pour lui, tout ce qui est produit est relié physiquement à son contenu en énergie, plus précisément en machines qui utilisent de l’énergie et qui sont fabriquées avec de l’énergie. L’énergie elle-même a un cout qui n’est que le contenu en énergie qu’il faut pour l’extraire. Et tout cela avec des coefficients fixes. De fait, le livre est une mine de coefficients techniques, l’auteur étant capable de citer à la volée la puissance comparée d’un tracteur, d’un TGV, d’un biceps humain et autre chose encore.

Ce lien mécanique lui permet une lecture très simple de la conjoncture économique : la crise de 2008 ? Elle n’est que le résultat de la pénurie, déjà visible, de l’énergie fossile. Pourquoi la récession a-t-elle été plus forte dans les pays dans des pays comme l’Italie ou l’Espagne que par exemple en Allemagne ? À cause chez les premiers d’une dépendance beaucoup plus forte aux énergies fossiles importées, comme s’il n’y avait pas un marché européen de l’énergie. Voudrait-on objecter que les prix du pétrole et encore plus du gaz (aux États-Unis) ont chuté très fortement et donc qu’on ne peut pas parler de pénurie d’énergie dans la conjoncture présente ? Mais si ! Il y a pénurie, et les prix vont et viennent sans jamais envoyer un message précis sur l’équilibre du marché. La récession vient uniquement de la rareté fossile.

Un diagnostic aussi tranché heurte. D’autant qu’à toute objection, l’auteur répond : « c’est la physique, voyons ! », au risque d’une certaine condescendance. Les écologistes (le parti écologiste) ne comprennent rien à la physique : « En fait, on peut sérieusement douter de la profondeur d’analyse de ce parti sur le sujet climat » (p. 125). Parce qu’une fois campé sur des coefficients techniques inamovibles, il y a impossibilité de gains de productivité dans la consommation de l’énergie et on nie totalement le rôle des prix pour aider à la substitution d’une technique à l’autre.

Pourtant, les pays scandinaves ont réussi, par une politique volontariste, à faire baisser leurs émissions de CO2 de 17% entre 1995 et 2014, alors que sur la même période leur PIB s’est accru de 45%. Leur énergie primaire est désormais à 67% d’origine renouvelable. La France elle-même a connu entre 1973 et 2014 une croissance de la productivité de l’énergie (PIB rapporté à la consommation totale d’énergie primaire mesurée en MTep) de 1,1% par an, et même de 2,7% par an si on se limite aux énergies fossiles. Avec 2,7% l’an – un taux que la COP21 doit faire croître encore –  il suffit d’à peine plus de 25 ans pour réduire par deux la consommation d’énergie fossile !

Dans les années 1960, les Maliens avaient avec humour baptisé les camions que leur avait livrés l’Union soviétique, les « un pour un », à savoir un litre de gasoil au kilomètre, soit 100 litres au 100. Aujourd’hui, les derniers modèles peuvent tracter 5 fois plus pour une consommation divisée par 5 (voici que je m’aventure moi aussi dans les coefficients techniques !). Les piles photovoltaïques semblent, comme les microprocesseurs, suivre la loi de Moore (un coût divisé par deux tous les 18 mois à puissance donnée) ce qui rend désormais plausible l’énergie solaire. L’argument « il est impossible d’avoir une croissance infinie dans un monde aux ressources finies » (et même « aux ressources finies d’énergie fossile » pour Jean-Marc Jancovici) suppose que toutes les ressources soient finies. Par chance, on n’a pas prouvé à ce jour que les ressources en innovation, en découvertes d’autres lois de la physique ou d’autres applications des lois connues, étaient finies. Tous les fruits à portée de main, croit-on, ont été cueillis dans l’arbre de la Nature, et dès le lendemain notre imagination permet une fois encore d’allonger le bras.

Un mot sur le mécanisme des prix, que néglige toujours Jean-Marc Jancovici. Il est plus conforme à la réalité de penser que la chute actuelle du prix du pétrole, du gaz et du charbon, comme d’ailleurs de l’ensemble des matières premières, répond depuis deux ans à un phénomène de demande, notamment liée à la conjoncture chinoise, doublé dans le cas de l’énergie d’un phénomène d’offre avec la découverte récente de nouveaux gisements et l’exploitation du gaz ou du pétrole de schiste. Cette abondance ponctuelle est d’ailleurs un très mauvais coup à l’écologie, parce que les prix bas qui s’ensuivent font disparaître une force de rappel puissante à la consommation d’énergie fossile et sa substitution vers d’autres sources d’énergie. De fait, on voit aux États-Unis flamber à nouveau les achats de véhicules SUV, dit familièrement les bouffeurs d’essence (gas-guzzlers). Il est dommage que le gouvernement américain, paralysé par son Congrès, laisse passer sa chance, maintenant que les prix de l’essence et du gaz sont au plus bas, d’instaurer comme en Europe l’équivalent d’une taxe sur l’essence et ait bloqué toute idée d’un prix imposé du carbone dans les négociations qui ont conduit à la COP21.

Dans une tribune récente rédigée avec Rabah Arezki et publiée dans Vox-EU, Maurice Obstfeld, le nouvel économiste en chef du FMI, exprime l’avis majoritaire que les prix de l’énergie vont rester bas assez longtemps. D’où l’urgence, dans la foulée d’une COP21 qu’on espère réussie, qu’un accord se fasse pour fixer un prix minimal du carbone, de façon à rendre sa pleine efficacité au système des prix. On aurait aimé que Jean-Marc Jancovici, dont on ne doute pas du zèle écologiste, rentre dans ce débat et s’affirme davantage en faveur d’un prix administré du carbone, par le jeu de taxes ou de droits négociés. Mais cela ressemble trop pour lui à un raisonnement économique.