Deux ou trois choses sur la construction d’une Europe sociale edit

28 avril 2017

Dans les multiples propositions faites pour renforcer et améliorer l’intégration européenne, celle d’une Union pour l’Emploi est fréquemment évoquée. Elle vise à fluidifier le marché du travail européen, dont les performances sont insuffisantes comme en témoignent entre autres nombreux symptômes les forts écarts de taux de chômage d’un pays à l’autre. Le contenu d’une telle ‘Union pour l’Emploi’ varie fortement d’une tribune à l’autre, mais sans prétendre résumer la diversité de ces interventions, il s‘agit essentiellement d’une part de réduire un cloisonnement extrême de dispositions nationales qui freinerait la mobilité des actifs et d’autre part d’établir un socle de protections sociales garant d’une identité européenne dans le domaine social et non seulement économique, monétaire et financier.

Tout partisan d’un renforcement du projet européen ne peut que s’inscrire dans une telle vision. Pourtant, les orientations proposées en ce domaine laissent parfois rêveur et semble témoigner ou d’une certaine myopie ou d’une méconnaissance de certaines réalités actuelles dans le domaine social. Deux exemples peuvent être évoqués pour illustrer cela : celui d’une augmentation de la portabilité des droits sociaux afin de faciliter la mobilité des travailleurs et celui du salaire minimum.

La portabilité des droits sociaux, et par exemple de ceux liés aux pensions de retraite, est réduite entre pays européens, ce qui freine la mobilité des travailleurs. Mais cette portabilité est déjà souvent réduite à l’intérieur même de nombreux pays, la France en constituant une triste illustration. La multitude des systèmes de retraite dans notre pays est bien évidemment un obstacle à la mobilité professionnelle.

Mais cette approche est elle-même réductrice. De nombreuses dispositions dans d’autres domaines constituent également des obstacles à la mobilité recherchée. Donnons en trois exemples. Tout d’abord, certaines politiques sociales gérées localement : le ménage bénéficiant d’un logement social longuement attendu hésitera à déménager dans une autre ville et à reprendre des démarches parfois longues pour bénéficier d’un nouveau logement social. Une reconstruction complète de ces politiques est indispensable pour faire disparaitre ou au moins atténuer ce problème. Ensuite, certains droits sociaux : l’indemnité de fin de carrière qui dépend de l’ancienneté individuelle du salarié dans l’entreprise qu’il quitte pour partir en retraite est une incitation financière négative à la mobilité des travailleurs âgés. La mutualisation de ces droits est la condition d’une disparition de cette difficulté. Enfin, la fiscalité du logement : un marseillais, propriétaire de son logement, hésitera à répondre à une intéressante mais risquée proposition d’emploi à Paris car s’il loue son logement marseillais, il serait imposé à la fois sur ce revenu locatif et sur la fraction de son salaire qui lui permettrait de financer la location de son nouveau logement parisien. Une certaine fongibilité des dépenses et revenus locatifs est une réponse parmi d’autres à ce problème. Ces exemples illustrent parmi d’autres que les freins à une plus grande mobilité des travailleurs sont très forts en France, comme d’ailleurs dans les autres pays européens. Certes, réduire les cloisonnements entre pays européens serait une bonne chose, mais beaucoup de travail est à faire tout d’abord au sein même de chaque pays…

Il est parfois proposé de créer un salaire minimum européen. Après tout, les États-Unis articulent bien un salaire minimum fédéral, dont les revalorisations sont décidées par le gouvernement fédéral, avec un salaire minimum plus avantageux dans un grand nombre d’États et dont la revalorisation est décidée par les autorités de chacun de ces États. Mais les réalités européennes sont bien différentes.

Tout d’abord, personne n’imagine un salaire minimum de même niveau dans les différents pays européens : proche des niveaux français, allemand, britannique ou luxembourgeois, il serait trop élevé dans de nombreux pays moins avancés de l’Est de l’Europe où il détruirait donc de nombreux emplois. Mais proche du salaire minimum existant dans ces pays, il serait sans signification dans les pays plus avancés de l’Ouest de l’Europe. Il est donc plutôt suggéré d’instaurer un salaire minimum européen calculé d’une même façon, mais dont le niveau serait spécifique à chaque pays où il serait ainsi défini en proportion du salaire médian ou moyen. Mais sa revalorisation deviendrait alors automatique et propre à chaque pays, selon les évolutions salariales qui s’y produiraient. Cela irait à l’encontre des institutions existantes dans une majorité de pays européens où les revalorisations des salaires minimums nationaux n’ont rien d’automatique et sont décidées par les seules autorités. Comme on le voit, l’histoire devient déjà plus compliquée qu’aux États-Unis… Elle se complique encore par le fait que le salaire minimum, uniforme en France, est différencié dans certains autres pays européens. Il est par exemple plus bas pour les jeunes aux Pays-Bas et au Royaume-Uni où le taux de chômage de cette population (ici les 16 à 24 ans) est nettement plus faible qu’en France (en 2016, 10,9 % pour un taux de chômage global de 6,2 % aux Pays-Bas, 13 % et 4,8 % au Royaume-Uni contre 24,6 % et 10,0 % en France). Envisage-t-on vraiment qu’un salaire minimum indifférencié dans chaque pays soit souhaitable sinon souhaité partout en Europe ?

Enfin, au-delà de ces différences, il faut rappeler que, sur les 28 pays de l’Union Européenne, 6 n’ont pas de salaire minimum national. Il s’agit de l’Autriche, de Chypre, du Danemark, de la Finlande, de l’Italie et de la Suède. La raison de cette absence est généralement que les partenaires sociaux s’y opposent avec force. Au Danemark il y a quelques années et en Italie il y a deux ans, les propositions gouvernementales d’instaurer un salaire minimum national se sont heurtées au refus des partenaires sociaux, en particulier des syndicats de salariés. Ces derniers y voyaient un empiètement sur leur rôle et prérogatives, via les négociations de branches et d’entreprises. Et ils y voyaient en conséquence le risque qu’un tel dispositif ne contribue à les affaiblir. Pense-t-on faisable (sinon même souhaitable) d’imposer à ces pays l’instauration d’un salaire minimum national au nom de la construction d’une Union pour l’Emploi européenne ? Ne serait-il pas préférable que les pays, dont la France, dans lesquels le salaire minimum national appelle une réforme courageuse engage cette dernière de façon prioritaire avant d’envisager une réforme à l’échelle européenne ?

Les deux exemples ici évoqués d’une augmentation de la portabilité des droits sociaux et du salaire minimum illustrent que des réformes nationales de grande ampleur doivent être engagées avant d’envisager la réalisation des rapprochements institutionnels utiles à la concrétisation d’une Union pour l’Emploi européenne. Cet agenda de réformes nécessaires est chargé en France, et s’y atteler urgemment nous rapprochera de l’étape européenne suivante. Dans ce domaine de l’emploi, il en est de même que dans d’autres domaines comme par exemple la fiscalité, où l’idée d’un rapprochement entre pays de taux de prélèvements communs sur différentes assiettes perd une partie de son sens si dans chaque pays l’existence de nombreuses et importantes niches spécifiques brouille le sens et la réalité de ces taux communs. La France est l’un des pays qui a le plus à faire en préalable à un rapprochement européen effectif.