Quelques leçons du conflit Uber edit

26 janvier 2017

La révolution technologique associée aux technologies de l’information et de la communication et à l’économie numérique a facilité l’émergence de nouvelles ou le développement d’anciennes activités comme le transport urbain dans laquelle exerce Uber. Dans cette activité spécifique, comme dans de nombreuses autres, le développement de plateformes numériques a facilité à l’extrême la révélation d’un marché potentiel dont l’ampleur était insoupçonnée.

Les très fortes créations d’emplois dans cette forme de transport urbain témoignent en premier lieu des effets néfastes de régulations excessives de la profession de taxi, qui bridaient la croissance et rationnaient la demande. Le contournement de ces régulations par le recours à des plateformes numériques a abaissé les rentes des taxis comme en témoigne la baisse du prix des licences (à Paris par exemple, ce prix a été divisé par deux au moins par rapport au point haut de près de 250 000 euros atteint en 2012) mais il a eu, pour le reste de la population, autrement dit pour le plus grand nombre, des conséquences favorables : un accès à l’emploi pour de nombreux jeunes peu qualifiés et une plus grande facilité de déplacement urbain pour les consommateurs. Ce sont quelques dizaines de milliers d’emplois qui ont été ainsi créés en France (on compterait rien qu’à Paris environ 15 000 conducteurs Uber, et à côté de nombreuses autres intervenants de plus petite taille, comme par exemple Chauffeur privé…).

Ces gains illustrent les effets très favorables pour l’activité et le niveau de vie économique d’une très grande majorité de la population qui peuvent être attendus de réformes structurelles ambitieuses sur le marché des biens via une adaptation des professions réglementées. De telles potentialités avaient été auparavant évoquées dans de nombreux rapports, et le rapport Armand-Rueff publié en (1960) et réalisé à la demande du Premier ministre Michel Debré est sans aucun doute la première publication marquante en ce domaine. Ce qui surprend au premier chef à la lecture de ce rapport est son actualité, plus de 55 ans après sa publication. On y lit ainsi : « Certes, il ne saurait être question de mettre en cause les légitimes conditions d’accès à la profession tendant à assurer la capacité et l’honorabilité de ceux qui sont appelés à l’exercer. Mais il est aisé de constater qu’en fait certaines législations ou réglementations économiques ont actuellement pour effet, sinon pour but, de protéger indûment des intérêts corporatifs qui peuvent être contraires à l’intérêt général et, notamment, aux impératifs de l’expansion. Tel est le cas lorsque législations ou réglementations ont pour effet de fermer abusivement l’accès à certaines professions, de maintenir des privilèges injustifiés, de protéger, voire d’encourager des formes d’activité ou de production surannées, de cristalliser dans leur position les bénéficiaires de certains droits et de donner ainsi à certaines parties de l’économie française une structure en ‘offices’, si répandue sous l’Ancien Régime. » Les préconisations de ce rapport étaient claires : « Le Comité a formulé diverses recommandations qui tendent au desserrement des contraintes dans certaines professions réglementées : il s’agit essentiellement d’ouvrir l’accès à ces professions, de supprimer ou de restreindre les limitations de concurrence résultant de leurs statuts, de rendre possibles les déplacements ou les fusions d’établissements, d’abolir les dispositions interdisant les progrès techniques ou leur faisant obstacle, […]. »

Depuis la publication de ce rapport et malgré tous ceux qui l’on suivi, tous les gouvernements se sont dérobés devant de telles réformes, dans le cas des taxis du fait du réel pouvoir de nuisance de la profession qui peut manifester son opposition en paralysant au mépris de l’intérêt général. C’est donc l’émergence de l’économie numérique qui a permis de faire ce devant quoi tous les pouvoirs politiques ont reculé, au bénéfice du plus grand nombre.

Mais pour bénéfique qu’elle soit pour le plus grand nombre, l’émergence de plateformes numériques comme Uber a aussi suscité des conflits internes qu’il faut analyser. Le conflit Uber est un symptôme à la fois commun et très spécifique de ceux qui peuvent être induits par la révolution technologique associée aux technologies de l’information et de la communication et à l’économie numérique.

Commun, car il s’agit du refus de travailleurs (ici les conducteurs) en dépendance économique extrême vis-à-vis d’un prescripteur (ici la plateforme Uber) d’une absence presque totale de droits. Absence de certains droits sociaux (comme par exemple l’indemnisation chômage) mais aussi absence de droits individuels (Uber peut sanctionner un conducteur en le déconnectant, sans recours légal pour ce dernier) qui contrastent avec les protections dont bénéficient les salariés. Pour ces derniers, la subordination juridique actée par le contrat de travail est associée à des droits garantis entre autres par le code du travail.

Spécifique car les travailleurs Uber sont, en comparaison avec ceux des autres activités, comme le conseil, qui se développent ainsi grâce aux technologies de l’information et du numérique, moins qualifiés. Autrement dit, au sein des travailleurs indépendants qui émergent grâce à l’économie numérique et qui sont en moyenne plus qualifiés et diplômés que les salariés, les Uber sont de nouveaux prolétaires. Mais comme souvent, ce travail peu qualifié est menacé par les transformations technologiques qui permettent le remplacement de l’homme par la machine. Ces transformations sont bénéfiques à long terme : qui regrette la disparition des porteurs d’eau au tournant du XXe siècle, induite par l’installation dans les villes de réserves d’eau et de canalisations ? Alfred Sauvy en dénombrait au moins 20 000, dans un Paris plus petit que l’actuel, à la fin du XIXe siècle. Qui regrettera la disparition du poinçonneur des Lilas ? Mais le « reversement », pour prendre l’expression d’Alfred Sauvy, de ces emplois vers d’autres en expansion appelle de fortes ambitions pour notre système de formation professionnelle… Dans le cas d’Uber et des transports urbains, la disparition des emplois sera liée à l’émergence promise dans les cinq à dix ans qui viennent de la voiture sans conducteur.

Une première course contre la montre est donc engagée : le conflit Uber n’aura plus lieu d’être dans quelques années. Uber le sait bien qui s’efforce de faire durer les procédures de requalification en salariés de ses conducteurs, espérant que le temps long des procédures lui permette de rattraper le temps plus heureux ( ?) des changements technologiques.

Mais ce conflit est là, bien présent en France comme dans d’autres pays. Face à lui, trois possibilités sont envisageables.

La première serait de laisser faire, mais cela aboutirait à accepter de fait une inégalité de droits et de protections entre travailleurs tout aussi dépendants économiquement selon qu’ils sont salariés ou indépendants. Cette inégalité est particulièrement choquante quand elle concerne des travailleurs peu qualifiés et dont l’autonomie réelle est, de fait, assez faible.

La seconde consisterait à requalifier en salariés les conducteurs d’Uber ou d’entreprises du même type. Cette orientation, qui acte des états de fait, est celle qui a été retenue par différentes juridictions, en Californie en 2015 comme à Londres en octobre 2016, et qui pourrait aussi être décidée en France ou dans d’autres pays ou des procédures sont en cours. Mais elle consiste à faire à toute force entrer dans les contraintes du salariat élaborées dans la civilisation de l’usine une activité dont certaines modalités (le recours intensif au numérique) sont nouvelles, au risque de la brider avec des effets préjudiciables pour l’emploi et la satisfaction des consommateurs. Une telle requalification n’est d’ailleurs pas la revendication première des travailleurs d’Uber en conflit avec cette plateforme.

La troisième possibilité consisterait à élaborer un nouveau droit du travail qui serait un droit de l’activité professionnelle. C’est à l’émergence d’un tel droit que nous appelons dans un ouvrage récent (Travailler au XXIe siècle. L’uberisation de l’économie ?, Editions Odile Jacob, janvier 2017). Dans ce droit, les protections collectives et individuelles des travailleurs seraient liées à leur dépendance économique, qu’elle soit ou non caractérisée par une subordination juridique concrétisée par un contrat de travail, donc une position de salarié. Le niveau des protections y serait en rapport avec le degré d’autonomie des travailleurs concernés et dans ce contexte, nul doute qu’il devrait être élevé pour les conducteurs de sociétés comme Uber que pour des travailleurs indépendants très formés, qualifiés et autonomes, qui prestent des services ou conseils dans diverses activités. De ce fait, doit être conçu un socle de droits fondamentaux s’appliquant à tous dans trois domaines : la sécurité sociale unifiée, les droits collectifs et les droits individuels.

Une seconde course contre la montre est désormais engagée, qui percute la première. Soit émerge ce nouveau droit de l’activité professionnelle qui garantisse un équilibre entre protection des travailleurs et efficacité économique, soit les travailleurs d’activités comme Uber seront progressivement requalifiés en salariés, au risque de brider le développement d’activités riches en emplois, jusqu’à ce que les transformations technologiques fassent disparaitre ces emplois. Il serait peu performant que ce nouveau droit ne soit que de source réglementaire, ignorant les disparités et spécificités des activités concernées. La négociation collective, dans les branches et les entreprises, a ici un rôle crucial à jouer dans la construction d’un tel droit de l’activité professionnelle ne serait-ce que pour définir, au vu des caractéristiques de telle branche ou activité, les objectifs permettant de définir un état de dépendance économique viciant l’équilibre contractuel. Il semble d’ailleurs qu’Uber l’a bien compris, qui a engagé une réflexion dans cette direction. Mais le temps est compté…