Comment influencer les citoyens sans en avoir l’air… edit

13 avril 2011

Écrit par un économiste féru de psychologie et un juriste proche de Barack Obama, le livre fait un tabac aux États-Unis : Nudge, ou comment aider les citoyens à prendre de meilleures décisions en les influençant par un simple petit coup de coude (la traduction littérale du mot nudge en français).

Le Premier ministre britannique, David Cameron, convaincu par les analyses et propositions contenues dans l’ouvrage, a créé au sein de ses services une équipe spéciale dédiée au nudge. Sa vogue atteint désormais la France : le Centre d’analyse stratégique a publié au mois de mars une note d’information affirmant l’intérêt de cette approche, notamment pour favoriser les comportements écologiquement responsables.

La méthode prônée par Richard Thaler considéré comme un pilier de l’économie comportementale, et Cass Sunstein, administrateur du principal organe de régulation américain et grand adepte de l’analyse coût-bénéfice, est d’abord séduisante par son apparente simplicité.

Au lieu d’intervenir par des règlementations, des incitations financières – que ce soit sous forme de taxes ou de subventions, ou par des campagnes d’information coûteuses – l’État est appelé à utiliser les acquis de la psychologie et de l’économie expérimentale, pour influencer les citoyens, en agissant de manière à la fois modeste et efficace.

Quelques exemples concrets. Dessiner des mouches sur les urinoirs diminue fortement les éclaboussures et donc les frais de nettoyage des toilettes publiques, car elles sont utilisées naturellement comme cibles ! Installer les fruits bien en évidence, devant les gâteaux, dans les self-services des cantines, permet d’augmenter leur consommation. Régler les photocopieuses pour qu’elles impriment sur les deux faces de chaque feuille, sauf demande explicite du contraire, engendre une importante économie de papier. Prévenir par courrier les citoyens concernés que leur dépense énergétique est supérieure à la moyenne de celles de leurs voisins les incite à réduire leur consommation d’énergie.

Obtenir un changement d’habitudes au coût le plus limité possible, telle est l’ambition de ces mesures basées sur une étude fine des comportements humains. Approche véritablement nouvelle ? Dans le secteur marchand, les experts en marketing utilisent depuis longtemps des techniques astucieuses pour stimuler et orienter la demande des consommateurs. Mais le nudge vise à utiliser de manière systématique et à grande échelle les connaissances accumulées en sciences du comportement pour mettre en œuvre de nouvelles politiques publiques, rendant possible une sorte d’interventionnisme soft.

Guère étonnant que le concept séduise dans les pays anglo-saxons, où l’interventionnisme d’État est généralement mal accepté. Il s’agit d’une sorte de « paternalisme libertaire», pour reprendre la formule des auteurs, des mesures bienveillantes plus faciles à imposer que des taxes ou des interdictions, car elles préservent la liberté de choix. Elles ont pour seul objectif d’aider les citoyens irrationnels ou ayant des problèmes de contrôle de soi à faire de meilleurs choix, sans pénaliser les autres.

Dans le contexte du réchauffement climatique par exemple, le nudge apparaît aux libéraux ou aux sceptiques comme un moindre mal par rapport à un interventionnisme classique incarné par la taxation. Des études récentes ont montré que le rapport entre les coûts et les bénéfices induits par ces politiques pouvait aussi être plus favorable que celui des politiques ayant recours à l’énergie éolienne ou à la séquestration du CO2.

Mais cette approche soulève aussi de nouvelles questions. Quelle confiance peut-on avoir dans l’efficacité de ces techniques sur le long terme ? Un avantage avec la taxation est que l’on peut assez bien anticiper la réaction des consommateurs, et moduler le niveau de taxe selon les objectifs. De plus, les effets persistent. Par opposition, des politiques de type nudge apparaissent moins modulables, et comme elles dépendent du contexte et des normes sociales, elles peuvent avoir des effets plus incertains et moins universels. Des études ont récemment montré que la réaction aux nudges varie selon la population concernée, et dépend fortement par exemple des opinions politiques des citoyens.

Et puis, jusqu’à quel point les citoyens peuvent-ils accepter d’être ainsi manipulés ? Une expérience récente a démontré par exemple que les clients d’hôtel, pour le bien de la planète, renonçaient plus facilement à faire laver leurs serviettes chaque jour si on leur disait que 75% des clients faisaient de même. Le mimétisme joue à plein. Seul problème : dans cette expérience, le chiffre 75% qui leur est fourni est en réalité hautement fantaisiste. Est-il légitime de mentir ainsi pour faire avancer une bonne cause ? Quels critères de déontologie pour de telles actions ?

Sans aller jusqu’au mensonge, le fait d’intervenir pour faire évoluer les comportements individuels au nom d’un intérêt supérieur pose des questions fondamentales pour l’évaluation des politiques publiques. Si les choix effectués volontairement par les citoyens sont parfois contraires à leurs intérêts, comment savoir ce qui les rendrait heureux en réalité ? En faisant des enquêtes sur le « bonheur » ? En analysant les réactions du cerveau ? Un nouveau champ d’investigation est ouvert…