Paris-Berlin, si près, si loin edit

8 décembre 2015

Les députés allemands viennent d’approuver la participation de la Bundeswehr à la coalition anti-Daech en Irak et en Syrie, essentiellement sous la forme de six avions Tornado de reconnaissance. Si l’Allemagne ne bombardera pas les positions de l’Etat islamique, cette décision, prise selon une procédure d’urgence, est une manifestation concrète de solidarité après les attaques terroristes du 13 novembre à Paris. Toutefois le débat qui l’a précédée, les arguments qui ont été avancés par les partisans et les adversaires de l’intervention, les limites qui sont imposées, soulignent les différences de perception françaises et allemandes dans l’emploi de la force armée.

Les responsables allemands le reconnaissent : la décision a été prise sous le choc des attentats de Paris. Sans eux, l’Allemagne ne se serait pas engagée au-delà de ce qu’elle fait déjà depuis un an pour l’armement et la formation des peshmergas du Kurdistan irakien. Elle ne rejoint pas la coalition à la suite d’une analyse des menaces représentées pour elle et l’Europe par l’Etat islamique et de la meilleure manière d’y faire face. Il n’y a pas si longtemps que le ministre des Affaires étrangères, Frank-Walter Steinmeier, considérait les bombardements comme contre-productifs et misait entièrement sur une solution politique. L’Allemagne a franchi un pas qui lui coûte parce que François Hollande l’a expressément demandé à Angela Merkel. Et que la France a invoqué l’article 42-7 du traité de Lisbonne qui fait obligation aux membres de l’Union européenne d’apporter « aide et assistance » si l’un d’eux est « l’objet d’une agression armée sur son territoire ».

C’est la première fois qu’un Etat européen en appelle à cet article qui est une survivance de l’ancienne Union de l’Europe occidentale (UEO), une organisation pour la défense européenne qui n’a jamais dépassé le stade embryonnaire. Elle a été définitivement intégrée à l’Union européenne en 2011. Son article 5, qui était plus contraignant que le fameux article 5 de l’OTAN, a donc été repris dans le traité de Lisbonne.

Pour en appeler à la solidarité de ses partenaires, Paris aurait pu se référer à une autre partie de ce traité, l’article 222. Celui-ci organise la solidarité « de l’Union et de ses Etats membres » si l’un d’eux est « l’objet d’une attaque terroriste ou d’une catastrophe naturelle ». La différence entre les articles 42-7 et 222 peut paraitre minime mais elle est essentielle. Le premier fait appel à l’aide des Etats membres, le second à la solidarité de l’Union en tant que telle. Le premier est marqué par la pratique de la coopération entre les Etats et les gouvernements, le second par l’esprit communautaire.

Il y a certes des raisons pratiques à ce choix. Malgré des décennies de discussions autour d’une politique européenne de défense et de décisions sur la création de forces intégrées – qui n’ont jamais vraiment été suivies d’effet, l’UE n’a pas de bras armé. Mais peut-être était-ce l’occasion de mobiliser des forces au nom de l’Union plutôt que de s’en remettre une fois de plus au bon vouloir des Etats.

Du côté allemand, le gouvernement avait aussi le choix entre deux articles de la Constitution pour justifier l’intervention en Irak et en Syrie soumise au vote du Bundestag. L’article 24 implique l’Allemagne dans un système de sécurité collective ; l’article 87a permet à l’Etat fédéral d’engager les forces armées pour la défense du pays. C’est le premier qui a été choisi car il évite, contrairement au second, une discussion sur le niveau de la menace pour l’Allemagne elle-même. La chancelière, qui refuse d’employer le mot « guerre » à propos du conflit au Proche-Orient, n’en voulait pas. Elle a mis dix ans pour reconnaitre qu’il y avait une guerre en Afghanistan où 54 soldats allemands sont morts. Le ministre de la défense (social-démocrate) du début des années 2000, Peter Struck, avait pourtant affirmé : « la défense de l’Allemagne commence dans l’Hindou-Kouch ».

La manifestation de solidarité avec la France permet d’écarter des questions fondamentales qui ressurgissent chaque fois que la force armée est susceptible d’être employée. Avant la réunification de 1990, la situation était assez simple. La Bundeswehr, créée au début des années 1950 sur l’insistance des Alliés pour faire face au camp soviétique, était totalement intégrée dans l’OTAN. Elle ne devait servir qu’à la défense territoriale du pays et de l’Alliance atlantique. Elle a été organisée comme une « armée parlementaire », composée de « citoyens en uniforme » qui ne peuvent être utilisés sans l’accord formel et constant du Bundestag.

La fin de la Guerre froide et la multiplication des conflits à la périphérie de l’Europe ont changé la nature des missions. A la défense territoriale se sont ajoutées les opérations de maintien ou de rétablissement de la paix. La décision du chancelier Kohl d’engager la Bundeswehr dans le soutien aux casques bleus de l’ONU en Bosnie a été attaquée devant le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe, non seulement par le Parti social-démocrate à l’époque dans l’opposition, mais par le Parti libéral représenté au gouvernement. La Haute juridiction a estimé, dans un arrêt du 12 juillet 1994, que la participation de la Bundeswehr à des opérations « hors zone », c’est-à-dire en dehors des limites de l’Alliance atlantique, n’était pas contraire à la Loi fondamentale.

La discussion politique n’était pas close pour autant. Et elle ressurgit à chaque occasion. Compte tenu de son histoire dans la première moitié du XXe siècle où elle est à l’origine de deux guerres mondiales, l’Allemagne ne doit-elle pas être particulièrement prudente dans l’emploi de la force militaire ? « Jamais plus la guerre, jamais plus Auschwitz ! » : tel était le slogan des pacifistes allemands dans les années 1980.

La coalition rouge-verte (entre les sociaux-démocrates et les écologistes) a changé les termes du débat après une évolution commencée sous le chancelier Kohl. Le ministre – vert – des Affaires étrangères, Joschka Fischer, a convaincu ses troupes que pour ne plus avoir Auschwitz, symbole de la barbarie, il fallait parfois accepter de faire la guerre. Ainsi l’Allemagne a-t-elle participé à des opérations armées au Kosovo puis à la force internationale en Afghanistan, même si c’était avec des règles d’engagement restrictives par rapport à ses alliés.

En 2003, en revanche, de concert avec la France – et la Russie –, le gouvernement rouge-vert a dit non à la guerre en Irak. Et huit ans plus tard, Angela Merkel, sous l’impulsion de son ministre des Affaires étrangères, le libéral Guido Westerwelle, a refusé de soutenir l’expédition en Libye et s’est ainsi désolidarisée de la France.

Les attentats de Paris ont resserré les relations entre Berlin et Paris, sans mettre fin aux divergences de perception et d’analyse des menaces. La crise en Ukraine a convaincu les Allemands que la défense collective, dans le cadre de l’OTAN, n’avait rien perdu de son importance, tandis qu’ils s’interrogent sur la pertinence de la stratégie choisie par la coalition contre Daech. Ils ont manifesté leur bonne volonté en mettant à la disposition de la coalition les avions de reconnaissance Tornado dont l’utilité pratique nourrit le scepticisme des experts. Au total 1200 soldats seront concernés, soit une des plus importantes opérations de la Bundeswehr. Par ailleurs, l’apport allemand à la Minusma, la force de l’ONU au Mali, passera de 10 à 650 hommes, afin de soulager l’armée française. Ils s’ajouteront aux 250 Allemands de la mission européenne chargée de la formation de l’armée malienne.

Le Bundestag a pris la décision selon une procédure d’urgence pour montrer que la voie parlementaire ne nuisait pas à la rapidité. Les Allemands regrettent en même temps de ne pas avoir été consultés sur la politique mise en œuvre. Ils rechignent à apporter des ressources militaires tandis que la France décide seule de l’opportunité et des modalités des interventions. Solidarité n’est pas synonyme de stratégie commune.