La tectonique des plaques démographiques edit

23 mai 2011

Contraction au nord, expansion au sud : les conclusions de la dernière livraison des prévisions démographiques bisannuelles de la Division de la Population des Nations Unies (UNPD) dessinent une image saisissante de la tectonique des plaques démographiques. Et elles annoncent les transformations rapides auxquelles la géographie humaine, économique et sociologique de la planète est promise.

Les démographes des Nations Unies ont innové en étendant à 2100 l’horizon de leurs prévisions et en s’appuyant sur un modèle probabiliste sophistiqué pour estimer l’évolution du taux de fécondité, qui est à la fois le déterminant des évolutions futures et une variable imprévisible, relativement rebelle aux actions de politique publique. À la différence de la prévision économique, la prévision démographique à moyen terme est, compte tenu de la relative inertie des paramètres démographiques, raisonnablement fiable. Les femmes en âge de procréer dans une génération sont déjà nées, les courbes d’évolution de la mortalité et de l’espérance de vie ne subissent, sauf extraordinaire, pas d’inflexions brutales.

Certes « les erreurs de prévision à long terme sombrent dans l’oubli, car de nouvelles prévisions remplacent et enterrent rapidement celles qui les précédaient », tranche le démographe français Hervé Le Bras, observant qu’« en fait la prévision démographique à long terme n’a pas un rôle opérationnel. Elle met en scène les peurs présentes (et) les grossit ». Il reste qu’en dépit de marges d’erreur qui s’accroissent avec l’horizon de la prévision, le recours à des hypothèses réalistes de taux de fécondité produit une idée indicative de la distribution future des grands agrégats démographiques.

Car au-delà de la symbolique des seuils – celui de 7 milliards sera franchi en octobre 2011 et celui de 8 milliards le sera vers 2025 – c’est cette répartition qui façonne le paysage démographique de l’humanité. Elle concerne d’abord les grandes régions du monde. L’Asie reste, sans surprise, le grand réservoir humain de la planète, dont elle concentre plus de la moitié des effectifs. Alors que 55 % de l’humanité vivait sur le continent asiatique en 1950, cette proportion culmine à 60 % au tournant du siècle et est devrait retomber à 55 % en 2050.

Mais c’est le continent africain qui, à chaque nouvelle série de prévisions, confirme sa prééminence démographique. L’Afrique, dont la population a quasiment doublé entre 1975 et 2000, passant de 416 à 811 millions, devrait encore croître de 75 % et 55 %, respectivement, durant les deux quarts de siècle suivants (1,4 milliards en 2025 et 2,2 milliards en 2050). La principale raison en est le retard dans les transitions démographiques – c’est-à-dire le phénomène de baisse de fécondité qui suit la baisse de la mortalité, à la faveur du développement économique – dans les pays les moins développés. À l’exception de l’Afghanistan, de Timor et du Yémen, tous les pays dont le taux de fécondité est supérieur à 4,5 enfants par femme se situent en Afrique subsaharienne, expliquant le maintien à 4,8 du taux moyen de cet ensemble.

Ce taux est voué à décroître et la Division de la Population de l’ONU le fait, dans ses hypothèses médianes, descendre à trois enfants par femme. La population de l’Afrique n’en franchira pas moins le cap des deux milliards d’habitants vers le milieu des années 2040, passant de 9 à 24 % de la population mondiale entre 1950 et 2050. En valeur absolue, la population de l’Afrique subsaharienne aura été, dans cet intervalle, multipliée par un facteur de plus de 10.

Et alors que des pays comme le Nigeria (230 millions d’habitants en 2025, 390 en 2050), l’Éthiopie (110 et 145, respectivement) et la RDC (95 et 148) ont depuis longtemps été identifiés comme les géants démographiques du continent noir, de nouveaux venus s’invitent dans ce groupe restreint. Avec une population de 45 millions d’habitants aujourd’hui et un taux de fécondité de 5,5 enfants par femme, la Tanzanie est sur une trajectoire qui la conduira à 71 millions en 2025 et 138 millions en 2050. Pour le Kenya et l’Ouganda voisins, les chiffres sont, respectivement, de 59 et 97 millions d’une part, 52 et 94 millions d’autre part.

La croissance démographique mondiale, qui atteignait durant les années 60 et 70 les mêmes niveaux que l’Afrique subsaharienne aujourd’hui, avait, dans le monde développé, déclenché de vives controverses (Club de Rome, « croissance zéro »…) sur la capacité de la planète d’assurer la subsistance d’une humanité toujours plus nombreuse. Elle avait également inspiré, dans le Tiers-Monde, des politiques de limitation des naissances. Le ralentissement de l’« exponentielle démographique » avait, après les années 70, mis une sourdine aux thèses néo-malthusiennes. Le fardeau que l’accroissement démographique prévisible en Afrique fera peser sur un écosystème déjà surexploité ne manquera pas de rouvrir les débats, alors que les limites et les coûts du prélèvement se font de plus en plus nettement sentir et que les « révolutions vertes » ont déjà eu lieu.

L’autre conséquence de cette courbe est la pression à l’émigration que génère, en l’absence de perspective de décollage économique, l’arrivée sur le marché du travail, chaque année, d’un contingent d’une vingtaine de millions de jeunes. Cette pression, forte aujourd’hui, est appelée à se renforcer à mesure que ce contingent croîtra, année après année, pour monter progressivement à 40 millions d’ici 2050. La pression s’exercera sur le monde développé et avant tout sur cette Europe qui, par contraste avec l’essor démographique du continent africain, est frappée de stagnation.

Les termes en ont été élucidés et ne sont guère altérés par les prévisions de l’UNPD. L’hypothèse, qui y est retenue, d’un redressement du taux de fécondité vers le niveau de remplacement des générations ne change pas le pronostic d’un déclin en valeur absolue de la population européenne à compter du début des années 2020, à l’instar du mouvement déjà amorcé par la Russie, l’Allemagne et, hors d’Europe, le Japon. S’y ajoutent les conséquences du vieillissement de la population, avec la contraction de la population active disponible et le besoin de main-d’œuvre engendré par la demande de services à la personne.

Que la France et quelques pays d’Europe occidentale ou nordique tirent, grâce à de meilleurs taux de fécondité, leur épingle du jeu, ne change rien à l’affaire. Alfred Sauvy avait annoncé que le XXIe siècle serait « le siècle du vieillissement démographique ». Il faut peut-être ajouter qu’il sera celui de l’immigration – dont les États-Unis ont de longue date fait une politique publique, qui leur permet notamment, à la différence de l’Europe, de préserver leur équilibre démographique.

En Europe, les déboires récents du principe de libre circulation dans l’espace Schengen montrent combien la question de l’immigration peut fragiliser la construction européenne. « La démographie, c’est le destin ». La maxime est attribuée à Auguste Comte. Il est plus que temps que les Européens prennent ce destin-là, le leur, en mains.