La diplomatie migratoire du Maroc: une alternative à l’Europe edit

2 mars 2017

Le Maroc vient de réintégrer l’Union Africaine (UA) qu’il avait quittée en 1984. Ce retour a lieu après qu’une intense activité diplomatique conduite par le roi Mohammed VI en destination de l’Afrique de l’Ouest comme de l’Afrique de l’Est l’a rendu quasiment inéluctable. Il va bien au-delà de la volonté de pérenniser le statut des provinces sahariennes du pays, que contestent plusieurs membres de l’UA en tête desquels l’Algérie et l’Afrique du Sud. Il découle clairement, en tout premier lieu, de la redéfinition de l’identité revendiquée du Maroc depuis presque une vingtaine d’année. Sous le règne précédent, le Maroc se voulait d’abord « arabe et musulman ». A partir du début du règne de Mohammed VI, il a commencé à se définir comme également amazigh (berbère). La Constitution de 2011 (alinéa 2 du Préambule) a, quant à elle, clairement affirmé le caractère pluraliste de l’identité du pays : « … le Royaume du Maroc entend préserver, dans sa plénitude et sa diversité, son identité nationale une et indivisible. Son unité, forgée par la convergence de ses composantes arabo-islamique, amazighe et saharo-hassani, s'est nourrie et enrichie de ses affluents africain, andalou, hébraïque et méditerranéen ». A ceci s’est ajouté l’abandon du mythe du Maghreb uni, qui contribuait à enfermer l’Afrique méditerranéenne dans l’identité « arabo-musulmane ». Cet abandon a été nettement affirmé dans le discours du souverain marocain au dernier sommet de l’l’UA.

Se tournant résolument vers l’Afrique, le Maroc a mobilisé plusieurs outils diplomatiques relevant du soft power, comme la diplomatie religieuse. Il a notamment utilisé un outil innovant, tout au moins dans le pourtour méditerranéen d’aujourd’hui : la diplomatie migratoire. En effet, les pays du Nord de la Méditerranée regroupés au sein de l’Union européenne, s’ils accordent une place importante à la migration dans leurs relations de voisinage, ont plutôt tendance à user de l’outil diplomatique afin de gérer une attitude envers les migrants qui n’a rien de diplomatique. Leur diplomatie comme leurs pratiques consulaires visent, en effet, à limiter autant que faire se peut l’accès des étrangers, notamment venus d’Afrique, à l’Europe. Cette volonté a quelque chose de rugueux, qui indispose les partenaires de ces pays, les gouvernants aussi bien que les sociétés. C’est d’autant plus rugueux, dans le cas de la France, qu’il s’agit, pour une part, de migrants francophones venus de pays préalablement colonisés vis-à-vis desquels l’ancien colonisateur continue à déployer une politique d’attractivité et de promotion de la francophonie. Dans ces cas, la diplomatie liée à la migration pourrait être définie, au mieux, comme une « diplomatie réparatrice ». Elle tente, plus ou moins, de compenser l’entrebâillement inhospitalier, voire la fermeture des frontières, parce que ces pays, dont les ressortissants ne sont plus agréés, n’en sont pas moins des partenaires.

La diplomatie migratoire du Maroc, elle, s’est développée d’une manière totalement inversée : l’accueil décent des migrants subsahariens est devenu l’un de ses outils. Le point de départ de cette diplomatie est la politique de régularisation des migrants lancée, le 10 septembre 2013, par le roi, après que le Conseil national des droits de l’homme lui ait remis un rapport sur leur situation. Le 6 novembre suivant, dans le discours qu’il prononça à l’occasion de l’anniversaire de la Marche verte, le roi appela le gouvernement à mettre en place une politique migratoire globale fondée sur « une approche humanitaire conforme aux engagements internationaux du Maroc et respectueuse des droits des immigrés ». Nous sommes, bien sûr, toujours dans le registre des droits de l’homme. Il semble, toutefois, utile de rappeler que, dès 2006, la politique migratoire marocaine, restrictive jusqu’alors, avait commencé à s’infléchir dans une perspective Sud-Sud, la Maroc travaillant à promouvoir une approche équilibrée Union européenne-Maroc-Afrique de l’Ouest. Il ne peut, en effet, envisager de s’extraire de son contexte régional, notamment lorsqu’il vise à y retrouver pleinement sa place. Depuis le début du règne de Mohammed VI, l’Afrique occupe ainsi une part croissante de l’activité diplomatique du souverain, comme en témoigne le nombre des visites qu’il y effectue, depuis 2001, et leur durée. Va dans le même sens, le réinvestissement progressif des arènes diplomatiques régionales comme du « Groupe africain » à l’ONU, à Genève. De ce point de vue, il eut été contre-performant tant de fermer les frontières du pays que de ne pas traiter les migrants subsahariens de manière décente. Il fallait, au contraire, faire ce que les autres pays ne faisaient pas ou ne faisaient plus : régulariser ceux qui y vivaient sans en avoir le droit. Promouvant une solidarité Sud-Sud, le Maroc ne pouvait traiter les migrants irréguliers comme les traitent les Nord. De ce point de vue, il devaient faire valoir un « avantage comparatif ».

La deuxième campagne de régularisation lancée par le roi Mohammed VI, l’a été, le 12 décembre dernier, dans le cours d’une série de visites officielles conduites par le souverain en Afrique subsaharienne. L’un des principaux sites d’information marocain, Yabiladi, notait, en annonçant la nouvelle, qu’elle prenait « tout le monde de court ». Il est vrai que la première campagne de régularisation avait été présentée comme « exceptionnelle ». En même temps, cette présentation, si une partie des autorités publiques pouvaient malgré tout y croire, n’était nullement crédible. La présence de migrants au Maroc tient à son attractivité, non plus comme pays de transit, mais comme pays d’installation. Son secteur informel permet d’accueillir une part importante d’immigrés ; pour un certain nombre de nationalité, on peut y entrer sans visas par des routes normales, notamment aériennes ; le français y est partiellement utilisé, au moins dans les grands centres urbains ; la politique européenne a un effet dissuasif, qui conduit une partie des migrants à préférer des destinations moins difficiles. Du reste, les politiques de régularisation sont par elles-mêmes attractives, surtout lorsqu’elles ne s’accompagnent pas d’une fermeture accrue des frontières. Et puis, il y avait une évidence politique,  laquelle empêchait cette fermeture : les migrations sont la contrepartie humaine de flux d’idées, de culture et de biens unissant un territoire à son voisinage. On ne peut ni avoir, ni vouloir les uns sans les autres. L’Europe, elle, peut le vouloir et l’avoir en partie, parce qu’elle ne vise pas une intégration régionale égalitaire avec les pays du Sud, qu’elle ne considère que comme sa périphérie (même si les choses ne sont pas dites en ces termes). L’Afrique, au contraire, n’est pas la périphérie du Maroc ; le Maroc est en Afrique. Son intégration régionale comme la possibilité d’en retirer un leadership est tributaire de l’existence de l’ensemble de ces flux. Pour le dire vite : pour faire des affaires avec le Sénégal ou la Côte d’Ivoire, il faut aussi accueillir des Sénégalais et des Ivoiriens, qui font du commerce avec leurs pays d’origines ou qui y envoient de l’argent gagné au Maroc.

Cette dimension régionale égalitaire est apparue très clairement dans le discours du roi Mohammed VI à l’Union Africaine (31 janvier 2017), à l’issue de la réadmission du Maroc. Elle implique une attitude basée sur l’affirmation de la solidarité et non du contrôle des frontières : « A l’intérieur de mon pays, les Subsahariens sont accueillis dans les termes que nous avions annoncés : plusieurs opérations de régularisation ont été lancées; la première phase avait déjà bénéficié à plus de vingt-cinq mille personnes. La deuxième vient d’être lancée avec succès, il y a quelques semaines, selon le même esprit de solidarité et d’humanisme. Nous sommes fiers de ces actions. Elles étaient nécessaires, vitales pour ces hommes et ces femmes qui ont trop longtemps souffert de la clandestinité. Et nous agissons pour que ces personnes ne vivent plus en marge, sans emploi, sans soin, sans logement, sans accès à l’éducation. Nous agissons pour que les couples, en particulier les couples mixtes, composés de Marocains et de conjoints subsahariens, ne soient pas séparés. » Cette solidarité affirmée avec les migrants s’accompagne d’une distance critique avec le Nord : « Depuis plusieurs années, le taux de croissance de certains pays du Nord ne dépasse pas celui de certains pays africains ; la faillite de leurs sondages révèle combien ils ont perdu toute capacité de comprendre les aspirations de leurs peuples ! Et pourtant, ces pays à la situation sociale et économique défaillante, au leadership faiblissant s’arrogent le droit de nous dicter leur modèle de croissance ! (…) Ces agissements relèvent plutôt de l’opportunisme économique : la considération et la bienveillance accordées à un pays ne doivent plus dépendre de ses ressources naturelles et du profit qu’on en espère ! » Ainsi, si l’on considère la politique africaine du Maroc dans son ensemble, sa diplomatie migratoire ne peut être autre que ce qu’elle est, en rupture avec les diplomaties « occidentales » et, plus particulièrement, européennes, qui accompagnent tant bien que mal l’inhospitalité et l’asymétrie de traitement. Quoique entretenant des relations étroites et amicales avec nombre de pays européens, le Maroc propose avec modération, sans doute, mais fermement, une alternative à leurs politiques.

Toutefois, et c’est un point particulièrement intéressant, cette diplomatie n’est possible que parce qu’elle émane d’un acteur indépendant de l’élection, à qui la Constitution comme la coutume reconnaissent le droit de faire des choix pour tous, c’est-à-dire indépendants de la concurrence partisane. Il ne s’agit pas, ici, d’approuver ou de désapprouver ce fonctionnement, mais simplement de constater certaines de ses propriétés et de leurs conséquences, dont la plus remarquable : la question migratoire, préemptée par le roi, n’est pas dépendante, dans sa gestion, de l’anticipation par les acteurs politiques de ses conséquences électorales. Ce n’est pas le cas de la plupart des pays européens. A l’idée souvent répétée que l’on a la politique étrangère de ses frontières, peut-être faudrait-il rajouter que l’on a la politique étrangère de son système politique.