Le président Poutine et le patriarche Cyrille disciples de Samuel Huntington? edit

9 mars 2016

Depuis plus d’une décennie, les tensions entre la Russie orthodoxe et l’islam sont soulignées par les pouvoirs publics et par leurs adversaires, en Russie, dans le Caucase, dans les Balkans et au Moyen-Orient. Récemment, les autorités ecclésiastiques orthodoxes de Moscou ont apporté leur soutien aux opérations militaires russes en Syrie en présentant Moscou comme le protecteur des chrétiens d’Orient contre le « génocide » perpétré par les salafistes. L’opération militaire déclenchée le 28 septembre 2015 est-elle un nouvel épisode d’un choc des civilisations entre l’orthodoxie russe et l’islam sunnite ? Met-elle aux prises, d’une part, l’orthodoxie russe alliée au chiisme iranien et à l’alaouisme syrien, d’autre part, les sunnismes conservateurs de l’AKP d’Erdogan et des wahhabites saoudiens et, enfin, les djihadismes salafistes de l’organisation Etat islamique et du front al-Nosra ? Faut-il croire la Russie quand elle se présente comme le rempart de l’Europe chrétienne contre l’islam armé venu du Moyen-Orient ? Sa relation aux islams est tout à la fois plus complexe et plus pragmatique.

Assurément, les tensions entre une orthodoxie chrétienne majoritaire et un islam fort mais minoritaire traversent l’histoire de l’État russe. La « Russité », il faut le rappeler, s’est en partie définie par la résistance à l’islam.

L’identité nationale s’appuie sur le refus du « joug tatar » des musulmans mongols qui, de 1236 à 1480, soumettent les princes chrétiens de Moscou, Souzdal, Vladimir, etc. au paiement d’un tribut. Les batailles remportées contre les armées musulmanes ont structuré l’identité politique de la Russie naissante autour de figures héroïques et mythifiées comme Dimitri Donskoï, vainqueur de la bataille de Koulikovo en 1380.

Du 16e au 19e siècles, l’empire des tsars s’est géopolitiquement construit contre les principautés musulmanes d’Asie centrale (notamment sous Ivan IV le terrible) et contre le sultanat ottoman, notamment sous Catherine II et Nicolas 1er. C’est à cette époque que se développe un « césaro-papisme » russe qui place l’Église orthodoxe aux côté du pouvoir politique. Le tsar et le patriarche de Moscou sont alors unis pour faire de la Russie la terre du christianisme authentique et de Moscou, la « troisième Rome ».

Quant aux Bolcheviks, ils s’appuient dans un premier temps sur les revendications des minorités ethniques, culturelles et religieuses surtout en Asie centrale comme l’ont montré les livres d’Hélène Carrère d’Encausse sur la naissance de l’URSS. Mais les autorités soviétiques cèdent rapidement à un athéisme militant hostile tout aussi bien à l’islam qu’à l’orthodoxie. Elles détruisent nombre de mosquées, Staline déportant même en masse les Tatars, première population musulmane du pays. Plusieurs décennies plus tard, la chute de l’URSS est largement due à l’affrontement avec le djihadisme d’Afghanistan, épaulé par les États-Unis, et au dynamisme démographique des musulmans soviétiques qui ont nourri les mouvements centrifuges en Asie centrale et dans le Caucase.

La décennie Poutine au prisme de la religion
Au fil de ses mandats, Vladimir Poutine a souligné ces tensions historiques pour affermir son statut, à l’intérieur et à l’extérieur.

Les tensions sont d’abord réactivées durant les guerres de Tchétchénie (1994-1996 et 1999-2000), notamment pour rétablir l’autorité de l’État central et forger l’image d’homme fort du successeur de Boris Eltsine, tsar honni car faible. En retour, les vagues d’actes terroristes (théâtre de la Doubrovka en 2002 et école de Beslan en 2004) ravivent l’anti-islamisme dans l’opinion ; et le renouveau de l’orthodoxie présente l’islam comme menace à la « Russité ».

Sur la scène internationale, l’affrontement entre la Russie et les organisations djihadistes est aigu. La solidarité de Moscou avec Belgrade est, mezza voce, fondée sur la solidarité orthodoxe contre les musulmans de Bosnie, d’Albanie et du Kosovo. Aujourd’hui, l’EI fait grief à Moscou de soutenir les Alaouites du régime Al-Assad et de dominer le Caucase. La scène intérieure russe est largement occupée par la lutte des forces de sécurité contre le califat du Caucase, affiliés aux organisations djihadistes internationales, l’État islamique en tête.

On peut donc voir dans la décennie Poutine une reconduction de la geste fondatrice de la création de la Russie, par des soutiens forts à l’Église orthodoxe dont la reconstruction de la cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou est le symbole éclatant.

Toutefois, pour comprendre la dynamique et les objectifs de la Russie sur sa scène intérieure, dans le Caucase et en Syrie, il convient de conserver en mémoire plusieurs éléments. Le premier d’entre eux est que la Russie anime, depuis longtemps, un réseau d’alliances musulmanes. Elle déploie un softpower conséquent vers eux : ainsi la chaîne d’information Russia Today a un canal arabophone ouvert depuis 2007.

Sur le plan géopolitique, la Russie a des coopérations fortes avec des puissances musulmanes : elle est le patron de la Syrie du clan al-Assad depuis les années 1970 ; elle est le fournisseur, l’avocat et l’allié de la République islamique d’Iran depuis 1979 ; elle réussit à maintenir avec l’Égypte des relations tumultueuses mais étroites, comme en témoignent les relations suivies de Vladimir Poutine avec le régime d’al-Sissi. Et elle a préparé son opération de septembre 2015 en nourissant un dialogue étroit avec la Jordanie.

De plus, la Fédération dialogue constamment avec les États musulmans d’Asie centrale dans l’Organisation de coopération de Shanghai, Kazakhstan en tête. C’est que la Russie fait la différence entre ses ennemis « extrémistes » (salafistes et wahhabites) et ses alliés « fondamentalistes », selon la distinction de l’ancien Premier ministre Primakov. Elle a même, depuis 2005, le statut de membre observateur de l’organisation de la conférence islamique (OCI).

En outre, la Russie est aussi une terre d’islam. Sur le plan intérieur, malgré des déclarations tranchées, Vladimir Poutine a, en réalité, une attitude pragmatique envers ses concitoyens musulmans. Dans sa communication, il oscille entre agressivité et apaisement. Ainsi, il affirme, le 30 août 2012, dans Russia Today : « L’islam fait aujourd’hui partie intégrante de la société et de la culture russes ». Cette attitude plus apaisante se constate également le 22 octobre 2013 à Ufa lors d’une réunion avec les muftis représentants les associations musulmanes. Loin d’être un doctrinaire de la guerre à l’islam, le président Poutine reprend le fil des relations anciennes mais ambivalentes de la Russie et de l’islam.

En 2012, ses nationaux se déclaraient orthodoxes à 41% et musulmans à plus de 15%, soit plus du double de la France (7%) et le triple de l’Allemagne (5%). L’islam de Russie ne résulte pas de l’immigration ou de la décolonisation : le Tatarstan, la Volga et le Caucase sont musulmans depuis des siècles et plus de 7000 mosquées sont actives en Russie. Vladimir Poutine s’appuie, dans le Caucase, non seulement sur la chrétienne Arménie mais également sur le très musulman Kadyrov.

Qu’on ne s’y trompe donc pas : quand Vladimir Poutine et le patriarche Cyrille opposent chrétienté russe et islam moyen-oriental, ils surjouent largement l’affrontement religieux pour amadouer les opinions des États fondateurs de l’Europe menacés par le terrorisme (France, Allemagne), pour en appeler aux États d’Europe orientale hostiles aux migrations de réfugiés syriens et pour soutenir la démocratie illibérale de Hongrie. La guerre de religion entre la Russie et l’islam est en grande partie un trompe-l’œil tactique et idéologique.