De l’URSS de Brejnev à la Russie de Poutine: la politique de puissance avant le développement économique edit

20 janvier 2016

Dans sa conférence de presse du 17 décembre 2015, le président de la Fédération de Russie a repris l’antienne qu’il avait entonnée lors de l’édition 2014 de cet événement médiatique : “le pire de la crise est derrière nous”. Moins médiatisées, les données de la Banque mondiale et du FMI ont été publiées presque en même temps. Elles font état d’une réalité économique moins favorable. La crise économique russe est-elle réellement en passe de s’achever ? La Fédération de Russie a-t-elle l’appareil productif et les finances publiques nécessaires pour servir son action extérieure particulièrement ambitieuse, en Ukraine et en Syrie évidemment, mais également dans l’Arctique et en Afrique, dans la Baltique et en Extrême-Orient ?

Depuis 2009, la Russie consacre une part croissante de ses ressources à la défense : son effort de défense représente plus de 4% de son PIB et plus de 800 000 personnes sont actives sous les drapeaux, avec plus de deux millions de réservistes (le Royaume-Uni, “champion” de l’UE, consacre 2,5% de son PIB). Mais la Russie a-t-elle l’infrastructure financière, budgétaire et économique nécessaire pour porter ses ambitions internationales sur le long terme ? Ou bien est-elle, comme en son temps, l’URSS, un géant géopolitique aux pieds d’argile en matière économique ?

Pour trancher, il est nécessaire de rappeler les grands déterminants structurels de l’économie russe des années 2000 et 2010 : c’est une économie de rente, favorisée un temps par les marchés financiers mais à la merci des retournements de la conjoncture mondiale ; par ailleurs la dégradation de la conjoncture en 2014 et 2015 risque fort de se prolonger en 2016 en raison du maintien prévisible de cours bas pour les hydrocarbures et du maintien des sanctions financières des Occidentaux, renouvelées le 21 décembre 2015.

Les déterminants structurels de l'économie russe lui assurent une rente et une taille enviables, mais ces atouts n'ont pas été mis à profit pour lui assurer un second souffle.

La Russie est un pays en transition qui se remet encore des crises récentes qu'elle a traversées. Sa taille la hisse au 9e rang mondial : son PIB de 2000 Mds US$ en 2014 représente environ deux tiers du PIB français. Après l'effondrement de l'économie entre 1990 et 1998, la Russie a bénéficié d’une croissance de rattrapage : le PIB n’est revenu à son niveau absolu de 1990 qu'en 2005.

Bien vue des marchés, la Russie a bénéficié dans les années 2000 d'apports de capitaux (Goldman Sachs invente en 2001 le groupe des BRICS promis à devenir les géants de demain) mais n'a pas saisi l'occasion de ces investissements pour relancer et diversifier son appareil industriel. La crise la fait entrer en récession en 2009, puis après une faible croissance, stagne en 2014 (0,6%) et se contracte à nouveau en 2015 d’environ 4%.

L'euphorie des années 2000 n’a pas conduit à des réformes de fond : l’économie russe pâtit de faiblesses structurelles révélées au tournant de 2010.

La prospérité apparente repose sur un modèle économique déséquilibré : c’est une économie de rente basée sur l’exportation d’armes et de matières premières énergétiques et minières dont elle détient 30% des réserves totales. Sa dépendance aux exportations de produits pétroliers et gaziers est avérée. En 2012, celles-ci représentaient : 16% du PIB, 52% des recettes du budget fédéral, 70% de la valeur des exportations.

La sur-dépendance aux hydrocarbures expose l’économie russe à des chocs exogènes : volatilité des cours et retournements de conjoncture mondiale. Ainsi, la crise mondiale de 2008 a entraîné une contraction du PIB de près de 8% en Russie. De plus, cette dépendance l’expose aux risques de transit notamment via le corridor ukrainien comme en attestent les crises récurrentes (2009, 2014). Enfin, combinée à un appareil économique et administratif opaque, cette dépendance alimente les inégalités et la corruption en raison du poids des oligarques.

Si la balance commerciale est excédentaire (en moyenne de 8,4% du PIB de 1990 à 2013) grâce aux exportations, le poids des importations de biens de consommation courante (aliments, meubles) expose la Russie à des dépendances importantes comme en attestent les difficultés d’approvisionnement consécutives aux embargos décrétés sur certaines denrées européennes. En 2013, le pays a importé pour 300 Mds US$ de produits alimentaires et de biens manufacturés.

La corruption, traditionnelle dans l’économie tsariste puis soviétique, tient à la place de l’Etat et de l’entourage du Kremlin dans l’économie. La Russie est classée au 136e rang (sur 174) du classement de Transparency international en 2015. Conjuguée à l’insécurité juridique sur la propriété privée, cela décourage les investissements étrangers et encourage à la fuite des capitaux. La Russie a un sous-investissement chronique.

Il faut mentionner aussi le sous-développement de son infrastructure bancaire : les systèmes de paiement et d’épargne domestique sont dépendants des grandes banques étrangères et sont souvent adossés à des groupes énergétiques.

La pauvreté et les inégalités dues à la concentration des revenus et des patrimoines dans les mains des oligarques. Ainsi, de 2014 à 2015, le nombre de Russes sous le seuil de pauvreté est passé de 15 à 23 millions de personnes. Le poids des oligarques est démesuré dans l’économie et la politique russe. Les 100 premiers oligarques concentreraient plus de 30% des richesses du pays.

L’inflation, galopante durant les années 1900 (90% en 1999), est restée vigoureuse durant la décennie 2000 en raison de l’afflux de devises issues des exportations : elle s’est maintenue à 10% en moyenne sur la période.

La force apparente du régime Poutine est minée par l’absence de réformes structurelles : la Russie est, en 2015 comme en 1998 et en 2008, à la merci des retournements des cours de matières premières et de la contraction de la demande globale.

Les finances publiques russes reflètent les déterminants structurels de cette économie. La dette et le déficit public ont été contenus. Dans les années 2000, la Fédération a dégagé des excédents budgétaires importants (9% du PIB en 2006) et a contenu, même en 2014 et 2015, le déficit en dessous de 3% du PIB. De même, la dette de la Fédération de Russie a été réduite, passant de 99% du PIB en 1998, année de crise aiguë, à 22% du PIB en 2015.

Grâce à la manne des hydrocarbures, la Fédération de Russie a constitué des réserves de change importantes : 540 Mds US$ à son pic en 2012 (à comparer aux 4000 Mds US$ de la Chine). C’est ce qui sert à la Russie pour amortir le choc des sanctions, de la baisse du prix des hydrocarbures et des dépenses sociales.

Toutefois, l’extrême dépendance des recettes fiscales aux exportations d’hydrocarbures et la mobilisation des réserves de change pour maintenir le cours du rouble face aux attaques répétées contre la devise russe mettent les finances publiques russes à l’épreuve. Ainsi, le déficit public aurait été en moyenne de 10% par an sans les hydrocarbures.

En somme, la Russie n’est pas un pays (ré)émergent comme l’Inde et la Chine qui croissent en développant de nouveaux secteurs économiques. C’est une économie rentière, comme l’Arabie Saoudite ou le Venezuela, qui jouit d’une croissance sans développement. Ses perspectives de croissance endogènes sont limitées et précaires. Elle est à la merci des retournements des cours des matières premières et des contractions de demande internationale.

La dégradation de la conjoncture en 2014-2015 risque de se prolonger en 2016. Le PIB a stagné en 2014 (+0,6%) et s’est contracté de -3,8% en 2015. Après avoir été difficilement jugulée durant les années 2000, l’inflation est repartie à la hausse en 2014 (+7,8%) et 2015 (15,8%). De même, le taux de chômage est reparti à la hausse pour dépasser 8% en 2015. Le rouble s’est déprécié et a fait l’objet d’attaque répétées en raison de la fuite des capitaux depuis 2014 (128 Mds US$ ont quitté le pays en 2014). Le 16 décembre 2014, le rouble a perdu 20% face au dollar et la bourse de Moscou a subi un mini-krach en perdant 17% de sa capitalisation en un jour. La banque centrale relève alors ses taux directeurs mais décourage ainsi l’investissement domestique. Elle ne peut mener de front trois objectifs : défendre le rouble pour soulager le poids des dettes libellées en devises, juguler l’inflation et favoriser l’investissement.

Les causes de cette dégradation sont de plusieurs ordres. La baisse des cours des hydrocarbures d’abord : les cours du pétrole ont été divisés par 3 de 2014 à 2015. Or budget et perspectives de croissance pour 2015 et 2016 étaient bâties sur un cours à 100 US$ le baril comme l’a rappelé le président Poutine le 17 décembre 2015 lors de sa conférence de presse internationale.

Le cycle des sanctions et contre-sanctions européennes et russes ensuite : les sanctions européennes privent la Russie d’afflux de capitaux dont le pays a un besoin vital ; les contre-sanctions ou embargo suscitent une reprise de l’inflation.

Enfin, les fuites de capitaux privent l’économie d’investissement et affaiblissent la devise nationale en dégradant la balance des paiements courants.

Les conséquences sur les finances publiques russes sont sensibles. Le déficit public s’est creusé en 2015 de 4,5% après des années d’excédent ou de stabilité. Certes, la dette publique est restée contenue mais les dépenses sociales sont dynamiques. Si l'État central souffre encore peu des déficits récents, les collectivités locales ont le plus grand mal à se financer en raison d’un effet de ciseau entre, d’une part, l’augmentation des dépenses sociales et, d’autre part, le renchérissement du crédit.

La conjoncture récente n’a pas entraîné la ruine de l’économie russe. Mais elle a souligné de nouveau ses fragilités structurelles de l’économie : dépendance à l’égard des exportations énergétiques, non reconversion de l’appareil industriel et agricole, instabilité monétaire, inflation endémique, fuite des capitaux, sous-développement financier.

Lors de sa conférence de presse internationale annuelle du 17 décembre 2015, le président Poutine a annoncé un retour de la croissance pour 2016 grâce au retour des investissements pour retrouver une croissance positive en 2016. Mais ce n’est probablement qu’un vœu pieux, déjà formulé lors de la conférence de presse annuelle du 19 décembre 2014. Plusieurs éléments assombrissent les perspectives de croissance du PIB et des recettes fiscales.

Le PIB devrait se contracter de 0,5% en 2016. La Russie restera en récession pour une année au moins. La production industrielle est en contraction depuis la fin de 2014 et le restera.

Le rouble reste à la moitié de son cours d’avant la crise ukrainienne et les taux restent élevés. L’instabilité monétaire persistera ainsi que la raréfaction du crédit.

La demande intérieure continue de se contracter (-4% par an). Il n’y aura pas de relai de croissance par la demande intérieure en raison de l’incapacité de la production nationale à remplacer les importations européennes.

Si la contraction de la demande soulage l’inflation en général, les produits de première nécessité voient leur prix continuer à s’envoler, pénalisant toujours plus le pouvoir d’achat des Russes : l’inflation des produits alimentaire atteint 17% au mois de décembre 2015.

Les cours des hydrocarbures sont pour l'instant sous les 40 US$. Leur remontée reste conditionnée à un éventuel changement de stratégie saoudienne, regain d'activité mondiale ou une modification profonde de la dynamique aux États-Unis.

Loin de s’alléger, le poids des sanctions et contre-sanctions est renforcé par les sanctions à l’égard de la Turquie.

Les perspectives de court et moyen terme sont donc négatives pour l’économie russe : à politique étrangère inchangée et en l’absence de réformes structurelles pour l’économie domestique, la Russie de Poutine sera condamnée à en rabattre sur ses prétentions géopolitiques. La malédiction soviétique pourrait bien guetter, sous une autre forme, la nouvelle Russie de Vladimir Poutine.