De Suez à Benghazi edit

2 mai 2011

En 1956, la France et la Grande-Bretagne prises par un souci d’orgueil colonial cherchèrent à renverser le colonel Nasser qui venait de nationaliser le canal de Suez. Aujourd’hui, dans un contexte politique radicalement différent, ces deux pays se retrouvent en pointe pour mettre fin au régime de terreur du colonel Kadhafi. Il n’y a dans ces retrouvailles aucun hasard. Le cycle historique ouvert à Suez en 1956 s’est refermé à Benghazi en 2011. Pourquoi ?

En 1956, Français et Britanniques entreprirent de différer leur inexorable déclin de puissances coloniales. Aujourd’hui, le contexte est radicalement différent. Les deux pays cherchent au contraire à accompagner le vent de l’histoire, qui souffle fort dans le monde arabe. S’il faut rappeler l’épisode tragique de Suez, qui se solda rappelons-le par un cuisant échec politique, c’est parce qu’à partir de cet événement la France et la Grande-Bretagne en tirèrent des enseignements diamétralement opposés.

Les Britanniques estimèrent que leur seule chance de survie en tant que puissance moyenne était de s’aligner purement et simplement sur les États-Unis. La France estima à l’opposé que la seule manière pour elle d’exister sur le plan international était de prendre ses distances vis-à-vis des États-Unis. Il en découla une distanciation politique considérable entre les deux pays. Certes, Londres et Paris eurent à de nombreuses occasions l’opportunité de travailler ensemble. Mais cette coopération ne fut en elle-même jamais cruciale ou décisive. En 1999, Paris et Londres signèrent les fameux accords de Saint-Malo, censés jeter les bases d’une Europe de la défense. Mais les arrière-pensées étaient trop grandes des deux côtés pour que celle-ci voie réellement le jour. De fait, la guerre en Irak fit voler en éclats toute perspective de rapprochement franco-britannique.

Si avec la crise libyenne nous somment entrés dans un cycle historique nouveau pour les deux pays, c’est par ce que désormais le facteur américain n’a plus du tout la même signification. En Libye, Français et Britanniques ont clairement été à l’origine de l’intervention militaire et de la résolution 1973 qui la légitima. Au point même que dans un premier temps les États-Unis menacèrent Paris et Londres de ne pas voter cette résolution tant ils craignaient de se voir impliqués dans un conflit sans valeur stratégique évidente pour eux. La détermination franco-britannique a été en la matière décisive, même si le paradoxe veut que ce sont les États-Unis qui ont introduit le fameux paragraphe quatre de la résolution 1973 prévoyant de « prendre toutes les mesures nécessaires » pour protéger les civils. Ils le firent probablement dans le souci d’intervenir fort et vite afin de mieux justifier leur retrait ultérieur. Aujourd’hui, un mois après le début de l’intervention ce sont plus que jamais les Anglais et Français qui sont les plus engagés dans l’affaire libyenne et les garants politiques de son succès. À partir de là des questions se posent. Comment expliquer ce retour en force de l’alliance franco-britannique ? Quelles implications peut-elle avoir sur l’action collective de l’Europe dans le monde ?

Dans l’affaire libyenne, les points de départ français et britannique différaient sensiblement. La France a avant tout cherché à effacer les traces de sa gestion désastreuse de la révolution tunisienne. Lorsqu’elle a pris la mesure du fait que la révolution tunisienne constituait le point de départ d’un mouvement révolutionnaire de grande ampleur dans le monde arabe, elle a estimé que la seule chance pour elle de continuer à rester une puissance digne de ce nom était d’épouser les revendications des peuples arabes et d’abandonner la traditionnelle realpolitik sur laquelle s’appuyait jusqu’à présent sa politique arabe. La Libye lui offrait l’occasion exceptionnelle de procéder à cet aggiornamento. Pour la Grande-Bretagne, la question du maintien de son statut de puissance était dans cette affaire tout aussi importante, même si elle se pose en des termes différents. Londres a clairement cherché à effacer les traces de son terrible échec en Irak. Certes, elle aurait pu le faire en refusant d’intervenir. Mais c’est faire fi de deux facteurs : la tradition libérale de la diplomatie britannique et le souci de se prouver à soi et au monde que la Grande-Bretagne pouvait encore user de la force sans forcément attendre le feu vert des États-Unis.

Car le fait majeur est là. Les Britanniques savent que la relation spéciale avec les États-Unis est en déclin. Et que la seule manière de privilégier leur relation avec les Américains est de leur démontrer qu’ils disposent d’une capacité autonome de jugement et d’action, et non d’une capacité d’alignement sur eux inépuisable. Cette convergence franco-britannique sur la Libye aura-t-elle des implications plus larges ?

Certes, il est tout à fait possible que celle-ci se désagrège rapidement. Mais de toutes les hypothèses ce n’est pas forcément la plus probable. Car les convergences franco-britanniques sont désormais beaucoup plus stratégiques. Les deux pays subissent des contraintes économiques majeures qui altèrent forcément leurs capacités militaires. Mais ni l’un ni l’autre ne veut renoncer à sa capacité de pouvoir agir militairement. La seule façon pour eux de répondre à ces deux exigences contradictoires consiste donc à mutualiser leurs forces. Il faut d’ailleurs rappeler que la convergence franco-britannique sur la Libye a été précédée par un accord de coopération nucléaire de première importance signé en 2010. À ces deux raisons s’en ajoute une troisième tout aussi fondamentale. L’OTAN qui a beaucoup divisé Français et Britanniques n’est plus en soi un problème. Certes, les Français conservent toujours une certaine méfiance à l’égard de l’OTAN alors que les Britanniques y voient le cadre naturel de leurs interventions. Mais l’affaire libyenne a démontré de manière éclatante que l’OTAN fonctionnait désormais moins comme une alliance que comme une coalition volontaire.

Pourtant, rien n’est joué. Ces retrouvailles franco-britanniques devront se soumettre à plusieurs stress tests : l’attitude à tenir face aux régimes répressifs arabes comme le régime syrien, la position à adopter sur la question cruciale de la reconnaissance d’un État palestinien, la détermination à développer une véritable industrie européenne de l’armement en ouvrant notamment les marchés des deux pays à la concurrence. Sera-t-il possible d’aller au-delà ? Rien n’est moins sûr. La France n’a nullement intérêt à abandonner sa relation avec l’Allemagne au profit de la Grande-Bretagne, car elle a fondamentalement besoin des deux pour agir en Europe et dans le monde même si sa déception vis-à-vis de Berlin est immense. Mais ce qui paraît se dessiner à l’horizon c’est moins une Europe à deux vitesses que deux Europe : une Europe des hard powers construite autour de Paris et Londres et une Europe du soft power au sein de laquelle l’Allemagne occupera toute sa place. Cela s’appellera toujours l’Europe, ce n’est pas forcément l’Union européenne.