Et si nous regardions la Chine autrement ? edit

3 juin 2008

Quelque chose d'important se passe en Chine. La terre n'est pas seule à avoir tremblé le 12 mai 2008 : la société et le monde politique ont bougé. Les historiens futurs pourraient bien voir ce mois comme un tournant. D'ores et déjà il nous faut prendre en considération ces changements dans notre compréhension de la Chine. C'est un défi.

Le 12 mai, à 2 h 28 de l'après-midi, les lignes de faille qui traversent les montagnes du Sichuan ont déchaîné l'une des pires catastrophes depuis des décennies. En à peine trois minutes, des millions de bâtiments ont été rasés, plusieurs villes ont été intégralement détruites et au moins 80 000 personnes sont mortes. Les montagnes se sont littéralement effondrées dans les vallées, modifiant le cours des rivières. Des écoles se sont écroulées, le collège de Beichuan tuant ainsi plus de 1000 élèves en un instant. Dans la grande ville de Chongqing où nous nous trouvions, à plus de 500 km de là, de grands bâtiments ont tremblé comme de la gelée.

Au milieu de cette tragédie, nous avons pu remarquer plusieurs éléments absolument inédits.

Tout d'abord les autorités n'ont pas cherché à nier la catastrophe. Le Premier ministre, Wen Jiabao, fut sur place en quelques heures, n'épargnant pas sa peine pour organiser les secours. Il a ainsi déclenché une vague d'émotion populaire, jusque dans la jeunesse moderne de la métropole capitaliste de Shenzen, d'où il a reçu en une semaine plus d'un million de SMS de remerciements.

Le gouvernement a très vite accueilli l'aide internationale et offert un accès sans précédent aux médias étrangers. Après des années de tensions sino-japonaises, on a pu voir les équipes de secours japonaises et les soldats chinois unir leurs efforts pour rechercher des survivants. Répondant à une demande chinoise, le Japon devait même envoyer des équipement dans un avion militaire - le premier vol militaire japonais en Chine depuis 1945 !

D'une manière encore plus impressionnante, le tremblement de terre a déclenché deux mouvements humanitaires sans précédent en Chine. Le première est une vague de donations. Pour la première fois, dans toutes les grandes villes chinoises, des millions de personnes ont fait la queue pour faire des dons. Les artistes et le showbiz ont été au premier rang. C'est une nouveauté : les Chinois ont pris conscience de la richesse récente de la nation et du pouvoir que cette richesse privée peut apporter. Les citoyens se sont aussi impliqués en publiant par SMS et par d'autre moyens les cas de corruption ou l'usage impropre des dons par certains profiteurs. Vu la vague d'émotion et l'ampleur de ce mouvement de solidarité, la corruption sera probablement durement combattue cette fois-ci.

L'autre vague humanitaire est la venue au Sichuan de centaines de groupes appartenant à la société civile : ONGs écologistes, groupes religieux (y compris quelques-uns de Hong-Kong) et syndicats ont travaillé au côté de l'Armée populaire de libération et des équipes officielles pour aider les victimes. On estime à 200 000 le nombre de volontaires actifs au Sichuan aujourd'hui. Ces groupes interviennent notamment dans l'orientation ou la reconstruction psychologique. Le gouvernement a décidé d'admettre ces groupes indépendants : une telle coopération entre l'État et la société civile est inédite.

La Chine change. Tout en demeurant soumis à la dictature d'un parti unique qui répond par la force au moindre signe d'une menace sur son intégrité nationale, le pays a connu depuis dix ans une profonde transformation sociale accompagnée d'une évolution politique graduelle. Sur les questions qui ne sont pas directement liées à la sécurité, son mode de gouvernance laisse de plus en plus d'espace politique à une société civile en plein essor. Dans les champs de la gouvernance écologique ou de biosécurité, des organisations comme Greenpeace ont gagné une influence significative et le gouvernement compte sur ces organisations pour fournir les informations et contrôler la situation. Nos propres travaux de recherche montrent la représentation et l'intégration croissante de l'opinion publique, même si des institutions formelles manquent encore. Les universitaires indépendants, souvent connectés au système international, ont gagné une capacité croissante à informer les débats et à peser sur les décisions publiques.

Bien sûr, la répression au Tibet a choqué le monde entier. Pourtant, il faut reconnaître que contrairement aux décennies passées, le gouvernement a d'abord essayé de répondre au soulèvement sans utiliser la force et qu'il n'est passé à la répression qu'une fois dépassé par l'ampleur des émeutes. Les reportages parus dans les médias occidentaux ont donné une vision simpliste et mal informée de la situation, ce qui a pu contribuer à la réaction violente de la jeunesse chinoise, pas seulement en Chine, mais même au Canada, en Corée, ou en Europe. L'opinion publique chinoise s'est ralliée au gouvernement, pas seulement en Chine continentale, mais aussi à Hong-Kong et parmi les Canadiens ou les Américains chinois, y compris d'ancien militants démocrates de Tian An Men.

Un tel fossé entre les opinions publiques occidentale et chinoise n'est utile à personne et ne fait que renforcer le nationalisme et l'autoritarisme du pouvoir chinois. L'opinion publique chinoise, il faut le comprendre, analyse les événements à travers un cadre historique. Quand l'Occident fait la morale, il remue des souvenirs impérialistes et on y voit un effort pour empêcher la Chine de regagner sa suprématie historique. Ce faisant, les Occidentaux ignorent aussi l'espace croissant laissé à l'opinion publique chinoise et la diffusion de bonnes pratiques internationales sur de nombreux sujets, de l'écologie aux minorités. Ce serait dommage d'affaiblir ces progrès en prenant la Chine de haut.

Alors que la Chine devient une puissance globale, il nous faut ouvrir les yeux sur d'autres évolutions, moins évidentes au premier regard. Une meilleure compréhension de l'opinion publique chinoise, ainsi qu'un regard moins partial et plus pragmatique sur les changements qui affectent le pays, pourraient bien être la voie la plus sage pour les Occidentaux.