Chacun pour soi, la crise pour tous ! edit

4 février 2009

Si la crise actuelle évolue vers un désastre comparable à la Grande Dépression, ce sera probablement du fait d'un manque de coopération entre les grandes économies. L'histoire de l'économie mondiale moderne et de son effondrement dans les années 1930 montre que les principales puissances doivent travailler ensemble si elles veulent maintenir un ordre économique international intégré. Mais les États ne sont capables de faire les sacrifices nécessaires au soutien de la coopération internationale que si leur population manifeste un minimum de soutien politique en faveur d’une économie mondiale ouverte. Cela ne va pas de soi aujourd’hui.

Les populations qui ne sont pas convaincues de la valeur de l’intégration internationale ne soutiendront pas les politiques, souvent coûteuses et difficiles, nécessaires pour la maintenir. Cela peut mener – comme dans les années 30 – à un processus pervers dans lequel l’échec économique global mine le soutien pour l’ouverture économique, ce qui mène les États à poursuivre des politiques peu coopératives, qui affaiblissent encore davantage l'économie globale.

Sur ces deux dimensions, internationale et domestique, nous avons du souci à nous faire. Jusqu'ici, malgré une rhétorique internationaliste prétentieuse, les États ont répondu à la crise avec des politiques qui prennent peu en compte leur impact sur les autres pays. Et la crise a réduit de façon spectaculaire le soutien public domestique à la mondialisation et aux politiques nationales qui la soutiennent.

Sur la dimension internationale, la menace n'est pas tant d’un protectionnisme explicite que de politiques nationales spécifiques qui imposent des coûts aux autres, directement ou indirectement.

Les populations exigent de l'action, et les gouvernements doivent répondre, même au détriment de la coopération internationale. Les politiques du chacun pour soi ne résultent pas d’une attitude belliqueuse menée par des gouvernements vénaux, pas non plus de rivalités exacerbées. Elles sont plutôt des tentatives désespérées pour protéger les économies nationales des orages qui se préparent. Mais elles imposent des externalités négatives sur les autres pays, qui peuvent créer des tensions. Une intervention financière pour restaurer la liquidité ou la solvabilité d’un système bancaire, par exemple, peut se faire au détriment des partenaires financiers, absorbant les fonds des voisins. Le choix irlandais de garantir les dépôts de couverture, décidé début octobre avec l'objectif parfaitement compréhensible d'éviter une panique bancaire dans une économie petite et vulnérable, a failli induire une ruée au guichet dans les banques du Royaume-Uni, quand les déposants britanniques se sont dépêchés se transférer leurs fonds dans des banques irlandaises. Le plan de sauvetage financier américain actuel, qui attire des capitaux du reste du monde – y compris des marchés émergents qui en ont un besoin urgent –, ne procède pas d’un nationalisme arrogant mais d’un désespoir domestique. Le côté « achetez américain » du plan Obama va dans le même sens. La palette des initiatives nationales ayant des implications internationales contre-productives est pratiquement sans limite.

Le soutien aux entreprises nationales en détresse peut glisser vers des subventions anticoncurrentielles aux champions nationaux. La dépréciation de la monnaie, une recommandation commune pour les temps difficiles, peut mettre une pression commerciale sur les partenaires, qui mènerait à une spirale de « dévaluations compétitives ». Les États qui rechignent à s’endetter peuvent limiter la taille de leur stimulus fiscal, profitant ainsi des dépenses de leurs voisins sans en payer le prix en termes de déficit. Les pays lourdement endettés auprès de créanciers étrangers peuvent chercher des solutions radicales qui risquent en retour de paralyser les marchés financiers des pays créditeurs. Et toutes ces politiques peuvent se combiner pour créer de puissantes pressions protectionnistes. Un stimulus fiscal peut « fuir » dans le pays voisin, via un flux d'importations, provoquant en retour une réaction protectionniste aussi amère que violente.

Même avec les meilleurs intentions, les États peut agir d’une façon qui enfoncent un coin entre les pays, bloquent les réponses coopératives à la crise, et finalement nuisent à tout le monde. Et malgré la rhétorique en vogue aujourd’hui, preuve reste à faire que les décideurs nationaux veulent ou sont capables de prendre en compte les implications internationales de leurs décisions. Si on continue dans cette direction, ce sera un obstacle majeur à un rétablissement rapide.

Les gouvernements envisagent rarement les conséquences globales de leurs décisions, parce que leur légitimité est nationale et que les populations restent sceptiques devant l'économie mondiale contemporaine. Même avant la crise, on avait vu s’éroder le soutien populaire à la mondialisation. Non sans raison : l'intégration économique a été associée avec des pertes d’emplois, avec la pression de la concurrence, et une détérioration de la distribution des revenus, dans les pays développés comme dans les pays en voie de développement. Presque partout, les plus pauvres sont les plus dubitatifs face aux avantages de l'intégration économique internationale, et ces doutes se sont répandus dans des sociétés désormais plus inégales.

La crise a accru les soupçons à l’égard d'une économie mondiale qui a donné l’impression d’être la cause d'une bonne partie de nos difficultés. Une part croissante de la population considère que l'expansion des dix dernières années a surtout bénéficié aux plus riches, et qu’on demande aujourd’hui aux pauvres et aux classes moyennes de faire des sacrifices pour guérir la gueule de bois de leurs excès. Cela va de pair avec l’impression que les États semblent se soucier davantage des banques et des entreprises internationales. Les populations semblent de plus en plus convaincues qu’une certaine isolation peut renforcer les tentatives nationales pour traiter la crise : elles résisteront de plus en plus à l’idée de faire des sacrifices nationaux sur l’autel des devoirs économiques internationaux. Par ailleurs, les intérêts qui soutiennent la mondialisation – comme les entreprises internationales et financières – ont été minés par la faiblesse économique mondiale. Dans ces conditions, l'impact de la crise sur la distribution des revenus ne peut être négligé, car il sera déterminant : négliger les demandes des pauvres et des classes moyennes amènerait à attiser le sentiment d’hostilité à la mondialisation, rendant encore plus difficile la coopération internationale.

Ces deux dimensions, l'internationale et la nationale, sont étroitement liées. Plus faible sera le soutien domestique à la mondialisation, plus les gouvernements nationaux auront du mal à passer des accords de coopération avec leurs partenaires. Et moins on aura de coopération internationale, plus grande seront les chances de voir s’aggraver la situation de l’économie mondiale. Comme dans les années 1930, les politiques menées au détriment du voisin, les conflits sur la distribution des revenus et la stagnation économique internationale pourraient alors conduire à une spirale descendante.

Les gouvernements doivent être conscients de la nécessité d’agir afin de neutraliser cette funeste possibilité. Au niveau domestique, ils ont besoin de trouver une allocation équitable et politiquement viable de l'austérité dans la population. Cela signifie de garantir que les secteurs sociaux les plus touchés par la crise ne se voient pas demander les plus grands sacrifices. Les sociétés qui ont des filets de sécurité devront s'assurer qu'ils fonctionnent et n’oublient personne. Les pays qui n’en ont pas, ou très peu, devront en créer rapidement. De même, les principes fondamentaux d'équité – et des réalités politiques encore plus fondamentales – exigent que ceux qui ont reçu le plus d’avantages du boom économique doivent désormais supporter leur part du fardeau. Les gouvernements qui négligeront les implications sociales de la crise vont selon toute probabilité soit être balayés, soit être amenés à conduire des politiques extrêmes et contreproductives. Il faut comprendre que le simple soutien des programmes sociaux actuels va devenir extraordinairement difficile, et ce pour tous les gouvernements, qui devront subir une forte pression fiscale avec l’assèchement des rentrées fiscales et à l’envol des demandes de dépenses. Les difficultés menacent surtout les pays en voie de développement, dont beaucoup ont déjà perdu tout accès à des capitaux étrangers. Mais les gouvernements qui n’apporteront pas une aide efficace à ceux qui sont frappés par la crise seront confrontés à la perspective de conflit sociaux et politiques croissants, qui ne feront qu’approfondir le désastre.

Au niveau international, les États ont besoin de travailler tout aussi scrupuleusement à coordonner non plus seulement leurs paroles, mais leurs actions. Cela ne se fera pas naturellement. Jusqu'ici, la solidarité des banquiers centraux des pays de l’OCDE a été impressionnante. Cependant, elle s’appuie sur une longue tradition et sur des décennies de collaboration institutionnelle ; en outre, elle est loin de suffire. La collaboration entre États doit être voulue, conçue, et contrôlée. Cela implique de s’entendre sur un cadre institutionnel international, sur une série de règles et sur les façons de les appliquer. Les gouvernements des centres économiques majeurs doivent se concerter régulièrement sur les dimensions internationales de la crise et de sa résolution. Ils ont besoin de se rendre compte mutuellement de leurs efforts et d’un mécanisme raisonnablement indépendant pour identifier les politiques qui risquent de les conduire vers des conflits plutôt que vers l'assistance mutuelle. Les autres objectifs de leur politique étrangère peuvent et doivent être liés aux efforts de soutien sur le front économique.

Si les États ne prêtent pas l’attention nécessaire à l'impact immédiat de la crise sur la distribution des revenus domestiques et aux implications internationales de leurs politiques nationales, le désastre actuel s’entretiendra de lui-même. Passé l'explosion de la bulle spéculative de 1929, la Grande Dépression des années 30 fut davantage un échec des politiques nationales et de la coopération internationale qu’un échec des marchés. Le succès face à la crise actuelle dépendra de la qualité des politiques sociales et de la coopération internationale.

Une version anglaise de cet article est publiée sur le site de notre partenaire VoxEU.