Sykes-Picot un siècle plus tard: mythes et réalités edit

26 mai 2016

La doxa énonce que toutes les frontières de l’Orient ont été tracées par les puissances européennes sur les décombres de l’empire ottoman, ce qu’illustrerait l’accord secret Sykes-Picot de 1916, symbole de tracés dessinés avec des crayons, des gommes, des cartes et des ratures, lignes sur le sable. En lui accordant, en 2016, une importance qu’il n’a pas, ce rappel sert la cause des partisans d’un remodelage de l’Orient, comme solution aux tensions politiques internes. La formation des frontières actuelles de l’Orient (le Proche-Orient, notion française, et le Moyen-Orient, concept anglais) ne lui doit pas grand-chose. Les tracés se sont consolidés depuis un siècle et les révolutions arabes sont agies dans le cadre des pays existants. Juger comme seule option durable pour arrêter cette guerre orientale de Trente Ans un remodelage généralisé des frontières sur la base de configurations ethno-politico-religieuses est, à mon sens, aussi tentant qu’illusoire.

Or une telle option animait, dès 2003, dans la carte mentale américaine d’un «nouveau» Moyen-Orient. C’est toujours le cas en 2016 pour l’Irak seul. La position exprimée par le sénateur Joe Biden et Leslie Gleb en mai 2006 en faveur d’un Irak décentralisé à l’extrême sur le modèle des accords de Dayton pour la Bosnie – Unity Through Autonomy – a été reprise lors de sa visite à Bagdad le 28 avril 2016 devant les diplomates et militaires américains. L’Irak peut-il vivre en paix avec lui-même ? Un ancien conseiller américain en Irak, Ali Khedery, pense le pays ingouvernable dans son schéma actuel et plaide pour une confédération, « an imperfect solution for an imperfect world », sur la base d’une séparation à l’amiable ou d’un divorce résultant de l’autodétermination des communautés factieuses, en abandonnant la fixation de Washington sur des « frontières artificielles » référence à 1916, et laisser l’Irak se disloquer (break-up to stay together).

Même argument chez les dirigeants turcs dès 2013 : pour Ahmet Davotuglu, la Turquie n’est pas la gardienne des accords Sykes-Picot ; l’ordre politique hérité vient à sa fin et la Turquie doit retrouver son influence dans les régions dont elle fut écartée. Reccep Tayyit Erdogan déclara voir dans ces accords de 1916 la cause des conflits présents. Journalistes et chercheurs ont emboîté le pas depuis que Daech lui-même a communiqué sur l’abolition des frontières lors de sa prise de contrôle de plusieurs postes sur les points de passage des trois routes qui conduisent de Bagdad à Amman et à la Syrie. Ces prises de contrôle coïncidaient avec l’annonce du califat en juin 2014 depuis Mossoul (avec une vidéo intitulée “The end of Sykes-Picot”, Al Hayat, 30 juin 2014).

Moins de 700 km des tracés actuels sont directement issus des accords de 1916 (et du traité de San Remo de 1920) : la limite Jordanie-Syrie et la moitié occidentale de la dyade Irak-Syrie. Sur 14 000 km de frontières effectives et 29 dyades (limites communes à deux Etats contigus), l’intervention française a porté sur 16% des tracés, celle des Britanniques sur 26%, celle des Russes sur 14,5%. Le rôle des Ottomans et de leurs successeurs est attesté pour 29% des tracés actuels. S’il y a bien eu une série de plans de partition (1916, traité de Sèvres de 1920), ils n’ont été réalisés que très partiellement sous l’effet du retrait russe après 1917, de la rivalité franco-anglaise, de l’éveil arabe et du sursaut national turc. Notons, sur ce dernier point, que si le traité de Sèvres avait été appliqué, la totalité de l’Orient, à l’exception de la Perse et de l’Arabie intérieure, aurait été effectivement partagée entre quatre Etats européens – France, Royaume-Uni, Italie et Grèce -, une « zone des détroits » sous contrôle international (donc non russe) dessinée, un État arménien créé, à l’initiative américaine, dans l’Anatolie orientale, ainsi qu’un Etat kurde (avec un risque de conflit territorial avec le précédent). L’Etat turc aurait été réduit au quart de sa superficie actuelle ; au prix de terribles luttes (contre les Grecs de Smyrne puis les Arméniens alliés aux Russes), Mustapha Kemal put négocier les termes du traité de Lausanne, rendant les accords de 1916 et de 1920 largement inapplicables. Ce traité reste une obsession nationale de la Turquie contemporaine, par laquelle elle voit toutes les évolutions dans les divers Kurdistans (Irak, Syrie, Iran, Turquie elle-même).

Le rêve de Georges Picot d’une « Syrie intégrale », de Mossoul à Gaza, ne s’est pas réalisé. Clémenceau « céda » la Palestine et Mossoul à Lloyd George en 1918. Londres créa un corridor de la Transjordanie vers l’Irak, prélude au passage d’un oléoduc de l’Irak vers la Méditerranée (Haïfa) et offrant une série d’escales aux liaisons aériennes reliant Londres à Bombay via Gibraltar, Malte, Alexandrie, Bagdad, Bassorah. La Palestine fut délimitée à partir d’un atlas biblique et en tenant compte du fait que la France ne voulait avoir aucune colonie juive sur son territoire mandataire.

En outre, toutes les frontières d’Orient ne sont pas d’origine coloniale et de délimitation tardive. Plusieurs dyades majeures ne doivent rien à des interventions exogènes. La paix de Zuhab de 1639 a fixé les limites entre les empires perse et ottoman, celles de l’Iran avec la Turquie et l’Irak. Les empires musulmans avaient une pratique très précise de la frontière et de ses fonctions fiscales. L’unité intrinsèque du « monde arabe », reprise dans les rhétoriques unitaires (califat et oumma, nation arabe et sunnistan), est un rêve, déçu après 1916 en raison de l’installation d’Etats distincts. Plusieurs auteurs, tels Henry Laurens, estiment que les frontières issues d’arbitrages externes se sont, le temps passant, consolidées, le plus souvent dans le contexte de régimes politiques autoritaires. Comme le note Chloé Berger dans sa thèse soutenue en février 2016 (Rivalités mimétiques et transformations militaires : une relecture du conflit israélo-arabe), « l’échec des recettes de «démocratisation» des sociétés du Moyen-Orient ne tient pas au fait que ces sociétés seraient fondamentalement «rétives» à la démocratie. Cet échec réside dans la nature «polémique» de ces sociétés et dans la sous-estimation de leurs dynamiques d’évolution propres ». Nombre de règlements frontaliers postérieurs à 1920 ont été agréés : Israël – Egypte (1979, en conclusion des accords de Camp David), Israël – Jordanie (1994, assorti d’une coopération sécuritaire) ; Jordanie – Irak (1975) ; Jordanie - Arabie saoudite (remaniée en 1965) ; Arabie saoudite et Qatar (1965) ; Arabie saoudite et EAU (1974) ; Egypte et Arabie saoudite (îles du détroit de Tiran, 2016). Il reste que l’Orient est la seule partie du monde où autant de tracés ne sont pas encore définitifs.  

Les enjeux de 2016 se situent à deux autres échelles que celles des seuls tracés internationaux. D’une part, celle, infranationale et politique, des partitions de fait, du fait des purifications ethniques, sur base de confessionnalisation du politique : seuls des scénarios de fédération (envisagé par Moscou et les Kurdes en Syrie) ou de confédération (Irak, incluant un « sunnistan » autonome) semblent viables. D’autre part, celles des méta-frontières, géopolitiques, dessinent des zones d’influence entre les puissances régionales dont les interventions internationalisent et prolongent des guerres civiles. Une « grande négociation », fondée sur les réalités existantes, conduite d’abord entre Riyad et Téhéran, pourrait stabiliser l’Orient : non plus Sykes-Picot mais un accord al-Joubeir-Javad Zarif (ministre saoudien des Affaires étrangères et ministre iranien des Affaires étrangères) ou, mieux, Rohani – Salman (président de la République islamique d’Iran, vice-prince héritier du Royaume d’Arabie saoudite) ? « Une paix froide », prélude à des compromis politiques internes ? En tout état de cause, il est temps, en 2016, de ne plus imputer les malheurs des États de l’Orient à d’autres qu’à leurs dirigeants.