Le défi catalan de l’Espagne edit

8 février 2017

2016 a été une année de pause pour le gouvernement de l’Espagne alors même que se recomposait, partiellement, son système partisan. Après deux élections et des mois de négociations, après des rebondissements politiques qui ont particulièrement abimé le PSOE, un gouvernement s’est mis en place, conduit par Mariano Rajoy (PP) dont la capacité de résistance mérite d’être désormais l’objet d’un paragraphe dans les manuels de science politique.

Retour donc aux affaires pour l’ensemble de la classe politique et pour le gouvernement. Le premier dossier qui s’est rappelé au nouveau cabinet de Rajoy est la question catalane.

Depuis décembre 2015, on sentait un peu de flottement en Catalogne. Outre que les élections régionales de septembre 2015 avaient fragilisé les équilibres politiques dans le camp indépendantiste et nationaliste en contraignant la coalition Junts pel Si à s’allier aux radicaux révolutionnaires et indépendantistes de la CUP (Candidature d’Unité Populaire) et que le président sortant de la Generalitat, Artur Mas, avait dû céder la place à Carles Puigdemont, l’absence d’un gouvernement identifié à Madrid désarçonnait l’exécutif catalan. Contre qui se mobiliser ? Avec qui construire un rapport de forces politique ? À peine le gouvernement Rajoy formé, la majorité catalane a pu reprendre sa stratégie interrompue.

L’objectif des nationalistes-indépendantistes catalans est de construire les fondements juridiques et les institutions techniques nécessaires à la formation d’un État catalan. Plusieurs lois visant à créer une Agence fiscale et une Sécurité sociale catalanes sont en cours d’examen tandis qu’une troisième loi de « desconnection juridique » est en cours d’élaboration. Elle définit la Catalogne comme une « République de droit, démocratique et sociale ». Le contenu de cette loi reste en cours d’élaboration. Seule son architecture est connue : neuf chapitres dont un concernant le processus constituant à mettre en œuvre « une fois remporté le référendum sur l’indépendance ». On sait que l’administration de la Generalitat est en train de se constituer les bases de données nécessaires à la formation d’un fichier fiscal et d’un fichier social, même si la technicité de l’opération semble telle que Madrid écarte l’hypothèse de la réussite de celle-ci. En revanche, en ce qui concerne la possible convocation d’un référendum d’autodétermination, on se meut sur un terrain purement politique, dont le socle est plus formé par des sables mouvants que par une base solide.

Le 7 février dernier, Miquel Roca, un compagnon de route du président Pujol et un des pères de la Constitution espagnole de 1978, écrivait dans La Vanguardia, le grand quotidien libéral catalan, un article intitulé « À partir de maintenant » (« A partir de ahora ») dans lequel il dénonçait le choix de la temporisation fait par le gouvernement Rajoy et la stratégie du « choc frontal entre deux trains » (l’espagnol et le catalan). L’article était prudent mais limpide et la critique de la stratégie de Rajoy implacable.

Par une coïncidence qui est tout sauf un hasard, le calendrier catalan voit converger des processus politiques et des processus judiciaires. Un petit retour en arrière s’impose. Le 9 novembre 2014, un référendum d’autodétermination se tient en Catalogne. Il est le fait d’associations civiques soutenues par le gouvernement d’Artur Mas. Madrid s’oppose à ce référendum. Il l’estime illégal et fait valider son interprétation par le Tribunal Constitutionnel. Fort de cet avis, le gouvernement Rajoy décide de s’en remettre à la justice. Le procureur général de l’époque, sur instruction gouvernementale, Eduardo Torres Dulce, porte plainte contre Artur Mas et plusieurs des conseillers de son gouvernement, Joana Ortega et Irene Rigau. Le 6 février dernier, leur procès s’est ouvert à Barcelone. Les trois responsables politiques risquent jusqu’à 10 ans d’inélégibilité. Naturellement, ce procès est perçu comme politique et les trois accusés ont été escortés vers le palais de justice par une foule clamant son indignation. La Generalitat avait suggéré à ses fonctionnaires de prendre un jour de congé à cette occasion pour manifester et des autocars ont amené des militants nationalistes jusque dans le centre de Barcelone pour mettre en scène la mobilisation populaire. L’argument politique est simple : l’État espagnol veut condamner ceux qui ont voulu donner la parole au peuple catalan. Quant à celui de la défense, il consiste à faire croire que la consultation n’a été que facilitée par le gouvernement mais qu’elle a été le fait des mouvements civiques indépendantistes.

Le malaise dans la justice espagnol va croissant. Juges ordinaires et juges constitutionnels laissent sous-entendre qu’ils se sentent manipulés par le gouvernement Rajoy. On leur demande de condamner des faits politiques et ce faisant, le gouvernement demeure dans une attitude purement déclarative. La vice-présidente Soraya Saénz de Santamaría a ouvert, il y a peu, un bureau à Barcelone pour illustrer la volonté de dialogue. Mais le bureau sert peu et reste peu fréquenté. Pendant ce temps, la justice demeure mobilisée et doit alimenter le débat politique par des décisions qui seront interprétées non pas en termes judiciaires et juridiques mais politiques. Quant aux nationalistes catalans, ils se réjouissent d’avance d’une possible condamnation qui érigerait en martyre l’ancien président Mas, donnant alors un carburant émotionnel puissant à une campagne référendaire et électorale.

Politiquement, l’impasse est complète puisque ni le gouvernement catalan ni le gouvernement espagnol ne veulent modifier leur stratégie. Si on comprend le jusqu’au-boutisme indépendantiste – être radical dans la revendication et dans l’action ne peut que rapporter des résultats –, la stratégie de Mariano Rajoy étonne un peu.

Constitutionnellement, Madrid dispose d’instruments permettant de stopper les dérives institutionnelles d’une communauté autonome. L’article 155 de la Constitution autorise le gouvernement à suspendre une autonomie. Le processus est encadré et il passe par un contrôle parlementaire étroit par le Sénat (qui joue ici son rôle de chambre territoriale). Un Sénat, soit dit en passant, où le Parti Populaire a la majorité absolue ! Les étapes qui permettent au Sénat de constater que le gouvernement de la Generalitat outrepasse ses compétences institutionnelles sont suffisamment nombreuses pour que la suspension de l’autonomie – c’est-à-dire l’invalidation du self-governement et son remplacement par une administration directe – ne soit prononcée qu’au terme d’un délai suffisamment long au cours duquel, on peut espérer, les responsables politiques catalans auront réagi et modifié leur stratégie. Ce serait alors une vraie confrontation politique et idéologique, non plus masquée derrière des procédures judiciaires. Pour la conduire avec intelligence, encore faudrait-il être au clair avec la réponse à apporter au défi catalan.

2017 s’annonce donc comme une année redoutablement délicate pour l’Espagne. Plus que jamais la question catalane devient une bombe à fragmentation institutionnelle et sociale tant en Catalogne où la société est profondément divisée que dans le reste de l’Espagne. Dans un environnement européen marqué par la fragilisation des démocraties représentatives, la menace qui pèse sur l’Espagne, quarante ans après les premières élections libres de 1977, n’est pas anecdotique. C’est la définition même de la démocratie et du cadre national qui sont en jeu.