Le mortier des Brics reste la souveraineté edit

5 avril 2012

Pour la quatrième année consécutive, les Brics se sont réunis au niveau de leurs chefs d’État à Delhi pour réaffirmer leurs positions communes et consolider leur autonomie politique face à l’Occident. Mais comment faire la part des choses entre des déclarations de solidarité et leur effectivité ? Les Brics sont-ils une coalition destinée à faire contrepoids à l’Occident ? Et dans l’affirmative en ont-ils réellement les moyens ?

Pour répondre à cette question il faut tout d’abord remettre en perspective la création des Brics. Ces derniers sont d’abord et avant tout le fruit de la globalisation et de la guerre en Irak. La globalisation tout d’abord a permis à ces pays de prendre leur envol au point de représenter plus de 30% du PIB mondial en tirant avantage d’un système économique ouvert. La guerre en Irak ensuite leur a fait prendre conscience des dangers d’une hégémonie américaine trop forte. L’acte fondateur des Brics a été avant la lettre le sommet de l’OMC à Cancun en 2003. Sous l’influence politique du Brésil, les émergents ont alors cherché à casser le duopole euro-américain au sein de cette institution. Ils y sont parvenu.

Depuis 2003, le pouvoir des Brics s’est sensiblement renforcé car à la faveur de la crise, le rôle moteur joué par ces pays dans la croissance mondiale s’est révélé essentiel. 2012 constituera d’ailleurs de ce point de vue une année symbolique puisque pour la première fois, le PIB des pays non membres de l’OCDE égalera celui des pays OCDE alors qu’il y a de cela à peine 20 ans, les parts respectives de ces deux ensembles étaient de 62 et 38 %.

Les Brics constituent-ils pour autant une coalition anti-occidentale? On ne peut pas tout à fait le dire. Indubitablement, ils aspirent tous à éviter que l’Occident préserve son hégémonie sur le monde au moment où son poids économique relatif décline. C’est la raison pour laquelle ils réclament une meilleure représentation au sein du FMI où les Européens se trouvent encore largement surreprésentés. Cela ne les a pas empêché de se montrer parfaitement incapables de présenter un candidat commun à la succession de Dominique Strauss-Kahn à la tête de cette institution. Ils semblent par ailleurs indifférents à la volonté des Occidentaux de réformer la CNUCED, comme s’ils n’étaient pas concernés par les enjeux du développement. Aujourd’hui, alors que se pose la question de la direction de la Banque mondiale, ils affichent une solidarité apparente sur la nomination du futur directeur de la Banque. Mais si cette solidarité s’exprime clairement c’est aussi parce qu’ils savent que la partie est déjà gagnée par les États-Unis avec l’appui des Européens ! Il sera donc intéressant de voir si la Banque multilatérale qu’ils déclarent vouloir créer verra le jour.

S'agit-il pour eux d’exercer une pression sur les Occidentaux afin d’obtenir le maintien des financements concessionnels de la Banque mondiale vers les pays à revenu intermédiaire ou une réelle alternative à la Banque mondiale que les Etats-Unis voudraient voir se consacrer aux seuls pays à faible revenu ? Mais à supposer qu’ils y parviennent sa mise en place sera très longue et ne mettra pas fin à la méfiance que les Brics nourrissent les uns par rapport aux autres et notamment vis-à-vis de la Chine. On voit bien l’enjeu : les pays développés ne veulent plus discriminer positivement les émergents.

Quoi qu’il en soit, les Brics ont clairement conditionné leur appui financier au FMI à la poursuite de la réforme de cette institution. Ils estiment que leur poids économique leur confère le droit de participer activement à la gouvernance économique et monétaire mondiale et de juger la conduite des Européens et les Américains dans ce domaine. Aux premiers ils reprochent de mettre en danger la stabilité de l’économie mondiale en ne parvenant pas à mettre de l’ordre leurs finances publiques. Aux seconds, de vouloir relancer leur économie au risque d’inonder l’économie mondiale de crédits à court terme. Pour eux, l’Occident ne peut pas continuer à monopoliser le pouvoir alors qu’il est en train de le perdre.

Cette demande d’un meilleur partage de la gouvernance mondiale s’accompagne d’un grief plus politique à l’égard de l’Occident. Il concerne le rapport à la souveraineté des États. En effet, notamment depuis le début des révolutions arabes, les Brics ont révélé leur profond attachement à la souveraineté des États quitte à soutenir les régimes arabes les plus répressifs. Certes, ils ont laissé passer la résolution 1973 sur la Libye. Mais c’est précisément depuis cette date qu’ils ont décidé de faire machine arrière et de contester implicitement le principe de la responsabilité de protéger qu’ils avaient pourtant entériné aux Nations unies. Récemment, le Brésil est d’ailleurs allé jusqu’à proposer un amendement à cette résolution de manière à éviter qu’elle fasse l’objet d’un usage trop large susceptible de déboucher sur un changement de régime. C’est en tout cas cet attachement très étroit à l’idée de souveraineté qui les a conduit à s’opposer fortement à des sanctions contre le régime syrien qui massacre impunément sa population civile. Naturellement, dans l’affaire syrienne il n’y a pas que des principes qui sont en jeu. Les Russes soutiennent Damas car c’est pour eux un moyen d’éviter la construction d’un flanc islamiste au sud de la Russie au sein duquel la Turquie jouerait un rôle central. L’Inde aussi se méfie des islamistes pour des raisons évidentes de politique intérieure. Mais sa défense du régime syrien est aussi le produit d’une idéologie nationaliste, tiers-mondiste et non-alignée remontant aux années 50 et qui irrigue encore fortement la diplomatie indienne. Les Brésiliens sont beaucoup plus modérés. Mais ils partagent quand même largement cette vision des choses.

En réalité à mesure que ces pays s’intègrent à l’économie mondiale ils aspirent à préserver leur autonomie politique face à l’Occident. Et la meilleure façon de le faire est de réaffirmer leur attachement la souveraineté des États. Ce principe qu’ils défendent de manière extraordinairement étroite s’exprime comme on l’a vu dans la crise syrienne. Mais il a de fortes chances d’être réaffirmé à propos de l’Iran. Une éventuelle attaque israélienne contre ce pays serait extraordinairement mal reçue par les Brics et provoquerait très certainement une grave crise politique avec Washington. Cet attachement à la souveraineté est tout à fait fondamental pour ces pays et transcende très largement la nature de leurs régimes respectifs. Ce n’est pas parce que le Brésil, l’Inde ou l’Afrique du Sud sont des démocraties qu’ils défendent ce principe avec moins de véhémence que la Russie et la Chine qui à l’évidence ne le sont pas.

On aurait tort de négliger cette dimension politique et de conclure hâtivement que les Brics n’existent pas ou sont une pure fiction. Cela étant dit, il ne faut nullement surestimer la cohésion des Brics. Car s’ils sont d’accord pour s’opposer à l’Occident sur un certain nombre de points ils sont loin d’être d’accord entre eux sur des sujets très importants.

La Chine et l’Inde ont à l’évidence des points de convergence sur le plan politique et économique. Mais elles sont également en très forte rivalité, notamment en Asie. Il n’est par ailleurs pas du tout sûr que la Chine et la Russie soient réellement prêtes à faciliter l’entrée du Brésil et de l’Inde en tant que membres permanents du Conseil de sécurité. Par ailleurs, même s’ils ne le disent pas publiquement les Russes, les Brésiliens et les Indiens sont extrêmement suspicieux à l’égard de la politique chinoise qu’ils jugent souvent prédatrice sur le plan économique. Ils savent bien que Beijing cherche d’abord et avant tout à rechercher le statut de cogestionnaire de l’ordre mondial avec les États-Unis et que les Brics ne sont en quelque sorte qu’un marchepied pour y parvenir. Les Brics sont donc d’abord et avant tout des associés rivaux liés par un attachement indéfectible au respect de la souveraineté des États. C’est à la fois la force et leur faiblesse.