Egypte: la crise est partie pour durer edit

8 février 2013

Depuis ce qu'il est convenu de nommer la révolution du 25 janvier, l'Egypte n'a connu aucune période de stabilité. Ni la désignation d'un premier Parlement, ni l'élection d'un président issu de l'opposition islamiste, ni l'adoption d'une nouvelle Constitution ne se sont accompagnées de cet apaisement que l'exercice même quelque peu chaotique de la démocratie aurait dû apporter. D'une certaine manière, la révolution n'a pas vraiment eu lieu : l'inquiétude face à la pression des forces libérales a conduit les militaires à contraindre le président Moubarak à partir, mais, ceci concédé, l'Armée a œuvré, en concertation avec les Frères musulmans, à éviter que les choses n'aillent plus loin. Pas davantage que les islamistes, elle n'aime les libéraux.

La mise en place d'un régime islamo-conservateur est ainsi rapidement apparue comme un scénario de sortie de crise crédible. Le suffrage universel a largement contribué à asseoir ce scénario en accordant une ample majorité aux Frères musulmans et aux salafistes, lors des élections législatives de novembre 2011 - janvier 2012. Mais, dans les processus révolutionnaires ou que l’on voudrait tels, la mobilisation des actifs, même largement minoritaires, est en mesure de concurrencer et, parfois, de prévaloir sur le consentement ou sur la neutralité du plus grand nombre.C’est ainsi qu’en 2011, ces libéraux ont tenté, en manifestant à plusieurs reprises, de bloquer le processus de sortie de crise mis en place par l'Armée et les Frère musulmans et prévoyant une élection parlementaire avant l'adoption d'une nouvelle Constitution ; l'année suivante, en 2012, ils ont, de la même manière, tenté de bloquer le processus d'adoption de la Constitution ;et, aujourd’hui, d’émeutes en émeutes, ils réclament la révision de celle-ci. Comme ils ne font pas suffisamment nombre dans l’opinion et l’électorat, ils essayent de faire autrement pression sur les islamo-conservateurs, afin de les amener à renoncer au privilège que leur donnait jusqu’à présentle crédit,dont ils  jouissaient dans l'opinion, et à faire droit aux demandes des minoritaires qui s’estimant les porteurs légitimes de l’esprit de « la révolution ».

Bien que les islamo-conservateurs soient pour le moins tout aussi capables de mobiliser leurs militants et leurs sympathisants que les libéraux, ce n'est pas tant cette capacité à mobiliser qui leur donne un avantage que l'adéquation de ce qu'ils sont aux tendances lourdes de la société égyptienne depuis une quarantaine d'années. La moralité et plus probablement encore le moralisme islamique, en un mot la bigoterie, l’ont innervé, jusqu'à faire de l'antienne : "l'islam est la solution" une de ces évidences vis-à-vis de laquelle presque personne, quoiqu'il pense par ailleurs, ne prend sensiblement ses distances. Le régime autoritaire, bien que se présentant complaisamment comme le bouclier de la modération n'a fait que renforcer cette dynamique. Il a, premièrement, largement soutenu la réislamisation ; en bloquant, sans la moindre concession, la participation des islamo-conservateurs à la vie politique, il n’a rien fait d’autre préserver leur crédibilité à son détriment ; enfin, il a affaibli et décrédibilisé les partis politiques « laïcs » d’opposition, de sorte que la crédibilité politique s’est finalement trouvée cantonnée – dans son acception la plus instrumentale – au parti au pouvoir ou – dans son acception vertueuse – chez les Frères musulmans. Bref, dans l’état actuel des choses – qui sont, rappelons-le, mouvantes – si le « pays légal » correspond grosso modo au « pays réel », pour reprendre une vieille opposition, ni le « pays réel » ni le « pays légal » ne correspondent au pays qui s’est soulevé le 25 janvier 2011. Cette disjonction structure depuis deux ans la vie politique égyptienne, sans que ses bénéficiaires – les islamo-conservateurs – n’aient eu l’intelligence politique d’en tirer les conséquences, c’est-à-dire de commencer par considérer que, bien que majoritaires et en phase avec le « pays réel », ils ne pouvaient, sans contreparties substantielles, bénéficier au premier chef d’un soulèvement antiautoritaire qu’ils n’avaient en rien initié et dont l’idéologie, quelque floue qu’elle fut, était aux antipodes de leurs valeurs.Baudouin Dupret remarquait à propos de la Constitution égyptienne : « une constitution mal adoptée est (quoiqu’elle contienne) une mauvaise Constitution ». De fait, les Frères musulmans ont fait adopter une Constitution dont les initiateurs et les partisans de la « révolution du 25 janvier » ne voulaient pas. Cette Constitution est devenue « contre-révolutionnaire ». Elle n’a fait qu’accroître la disjonction qui  parcourt aujourd’hui la vie politique du pays.

Les libéraux, quant à eux, ont certainement très mal analysé les causes de ce qu’ils crurent être tout simplement une victoire contre l’autoritarisme, c’est-à-dire le départ d’Hosni Moubarak. Carson départ n’a pas été le fait de la chute du régime. Le régime s’est momentanément décentré sur les militaires. Il n’a pas été le fait non plus de la domination des idées libérales : les électeurs l’ont montré à deux reprises, d’abord en donnant une majorité parlementaire aux islamo-conservateurs et, ensuite, en plaçant un représentant de « l’Ancien régime » en seconde position, lors de l’élection présidentielle.Jusqu’à ces derniers jours, les libéraux n’ont pas non plus fait montre d’une grande capacité à parler d’une seule voix et, s’ils y arrivent à présent, c’est d’une voix contre plutôt qu’à partir d’un projet cohérent.Nous avons ainsi affaire – pour le dire vite – à deux camps souffrant de faiblesses constitutives. Il en découle qu’aucun des deux ne paraît à même de l’emporter décisivement sur l’autre. Tout autour de ces deux camps, un pays se disloque lentement.Il ne serait pas inexact – encore qu’ironique – de diagnostiquer que l’Egypte souffre actuellement d’une crise de leadership. Personne ne maîtrise le cours des choses ou ne semble avoir la hauteur de vue suffisante afin de mettre en place un compromis substantiel entre les adversaires. Cette incapacité à s’ouvrir, qui minait la présidence d’Hosni Moubarak et a précipité sa fin, mine également les protagonistes de cette révolution inaccomplie – inaccomplie, au sens propre du terme.

Que peut-il se passer dans les jours et les semaines qui viennent ? Les Frères musulmans peuvent, une fois de plus, être tentés de passer en force, en espérant que l’obtention d’une majorité électorale aux législatives prochaines mettra un coup d’arrêt à l’espoir des libéraux protestataires. En effet, ceux-ci ont été, à chaque fois, soutenus et solidarisés par la présence d’une échéance. Dès lors qu’il n’y a plus d’échéances, l’élan pourrait leur manquer. A court terme – à très court terme, à vrai dire –ce calcul n’est pas déraisonnable. Mais il se peut aussi que les Frères musulmans ne remportent pas les élections ou voient leur score baisser. La situation économique et sociale ne s’est pas améliorée depuis qu’ils gouvernent et la stabilité n’est pas revenue. Il n’y a là rien qui soit à même de disposer favorablement les électeurs à leur endroit. Ceci dit un affaiblissement des Frères n’impliqueraient pas nécessairement la formation d’un compromis. Les libéraux pourrait, au contraire, se montrer plus pressants. Quoiqu’il puisse arriver, une chose est d’ores et déjà avérée : si la révolution n’a pas eu lieu, la crise politique, elle, est installée pour longtemps.