Il n’y a pas de Brics qui tiennent… edit

25 janvier 2010

Depuis que Goldman Sachs a dans sa fameuse étude de 2001 inventé les Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine), on ne parle désormais plus que d’eux. Avec la crise de 2008, cette référence aux émergents s’est accrue compte tenu du rôle central qu’ils jouent dans la dynamisation de la croissance mondiale à l’exception de la Russie. Pourtant, au-delà de certaines généralités, les Brics n’existent guère en tant qu’entité géopolitique. Et c’est succomber à une vision bien paresseuse de la réalité internationale que de vouloir à tout prix user de ce sigle bien commode.

Les Brics présentent trois caractéristiques essentielles : des entités morphologiquement importantes tant du point de vue de la géographique que de la population, un potentiel de croissance économique suffisamment important pour exercer un effet systémique sur l’économie mondiale, des acteurs politiques bien décidés à peser sur le cours des affaires du monde de manière autonome. De ce point de vue, les Brics se distinguent singulièrement d’un pays comme le Japon qui s’est toujours montré extrêmement suiviste vis-à-vis de l’Occident. Les Brics sont d’abord là et avant tout pour nous signaler le décentrement de la puissance.

Mais il ne faut pas en tirer de conclusions trop rapides. Voir dans les Brics un ensemble qui serait amené à faire contrepoids aux États-Unis voire à l’Europe relève du contresens. Les Brics sont d’abord et avant tout des acteurs nationaux aux stratégies particulières, aux trajectoires propres et aux intérêts très souvent divergents.

Au sein des Brics il y a tout d’abord le cas particulier de la Russie. Sur le plan économique, la Russie n’est pas à proprement parler un pays émergent. Son PNB est à l’échelle du monde assez faible (1 % du PNB mondial soit trois fois moins que celui de la Grande-Bretagne et 20 fois moins que celui de l’Union Européenne). La Russie demeure fondamentalement une économie de rente, adossée à un potentiel humain et technologique ancien dont on ne sait s’il vit de ses acquis ou s’il est véritablement en voie de modernisation. À l’heure actuelle, sans hydrocarbures l’économie russe s’effondrerait. Certes, Poutine a tout fait pour convertir cette économie de rente en source de puissance politique.

Mais rien n’indique que la Russie songe sérieusement à sortir de l’économie de rente. Son désintérêt pour rejoindre l’OMC est de ce point de vue très révélateur, car comme tous les pays riches en hydrocarbures la Russie n’est pas fondamentalement intéressée par des disciplines commerciales qui nuiraient aux logiques rentières. Il est d’ailleurs assez difficile de faire de ses ressources énergétiques une source de puissance politique tout en veillant à limiter l’influence de celles-ci pour favoriser un développement économique plus équilibré. Comparée aux autres Brics, la Russie est en réalité économiquement plus fragile et plus vulnérable même si paradoxalement son niveau de vie par habitant demeure incomparablement supérieur à celui des autres Brics. Ce que la Russie recherche c’est moins d’émerger à proprement parler que de recouvrer son statut d’ancienne superpuissance en jouant sur son pouvoir de marché sur le plan énergétique, quitte à le coupler avec les atouts traditionnels hérités de la période soviétique : le statut de membre permanent du membre de Conseil de sécurité, le statut de puissance nucléaire, la possession d’une technologie militaire relativement avancée, l’existence d’une population bien éduquée.

Tous ces atouts font de la Russie un indiscutable hard power. Elles n’en font pas pour autant un soft power. La Russie n’attire personne, et la confiance que semblent avoir les Russes en eux-mêmes paraît limitée : à preuve leur démographie déclinante et la tentation très forte des oligarques russes de réinvestir leurs ressources en dehors de leur propre pays. De ce point de vue, la Russie fait davantage penser à l’Argentine qu’à la Chine. Ce déphasage entre puissance politique et puissance économique est un trait fondamental de la puissance russe bien avant d’ailleurs la révolution soviétique. C’est pour cela d’ailleurs que Moscou s’efforce de donner un contenu politique aux Brics.

Elle a organisé à cette fin un sommet de ces quatre puissances en juillet 2009. Mais il n’a donné lieu à aucune décision concrète. Cela n’a d’ailleurs rien de surprenant. Car dès que l’on entre dans les détails de l’agenda international on se rend compte que ces Brics ne sont en réalité d’accord que sur bien peu de points.

Au centre des Brics il y a d’abord et avant tout la réalité chinoise. Fondamentalement, la Chine aspire à cogérer le système mondial avec les États-Unis sur le plan commercial, monétaire, climatique et stratégique. Mais à la différence de la Russie ou de la Chine maoïste, la Chine d’aujourd’hui avance sur ses deux jambes : économique et politique. C’est là que réside le fait politique majeur. Cette réalité nouvelle est de nature à inquiéter les États-Unis même si l’hypothèse d’une confrontation sino-américaine paraît fort improbable. Pékin veut contrôler le système mondial de manière à ce qu’il ne nuise pas à ses intérêts directs mais ne cherche nullement à le briser.

Même si la montée en puissance de la Chine est de nature à préoccuper les Etats-Unis, il faut bien voir que l’ascension chinoise inquiète encore plus les autres Brics. Il est d’ailleurs fort probable que le moteur de l’ambition indienne est aujourd’hui alimenté par le souci de ne pas se laisser dépasser par la Chine dans la compétition internationale. Naturellement, l’Inde comme la Chine ont des points d’accord. Mais ces derniers sont le plus souvent tactiques et rarement stratégiques. Même sur le changement climatique, les deux pays sont loin d’avoir le même point de vue quand bien même convergent-ils sur la nécessité de voir les Occidentaux consentir un effort tout particulier au regard de leur responsabilités historiques. Mais sur le fond, les Indiens, dont l’économie est beaucoup moins intensive en carbone que celle de la Chine, consentent à prendre comme critère de négociation les émissions par habitant, ce à quoi les Chinois se refusent pour ne pas mettre en danger leurs exportations. Sur ce même dossier climatique le Brésil était à Copenhague encore plus éloigné des Chinois et bien plus proche des Européens. Quant à la Russie, elle était totalement absente du débat.

Sur les dossiers diplomatiques et stratégiques, les divergences entre les Brics sont encore plus sensibles. Sur le dossier afghan par exemple chinois et indiens ont des positions très différentes. Pékin (comme Islamabad) a pour objectif prioritaire d’empêcher une stabilisation du pays qui pourrait profiter à l’Inde. En réalité, le seul enjeu de politique internationale sur lequel l’ensemble des Brics expriment une position commune concerne la place des droits de l’homme dans la politique étrangère. Aucun de ces états ne souhaite remettre en cause la souveraineté des autres États au nom du respect des droits de l’homme. C’est avec l’Occident la ligne de fracture majeure.