Les biocarburants sont-ils coupables ? edit

21 avril 2008

La croissance des prix des produits agricoles de base est un véritable motif d’inquiétude pour les pays en développement. L’indice des prix alimentaires de la FAO a crû de presque 40% en 2007, et encore de 50% sur les trois premiers mois de 2008. Le développement de la filière des biocarburants est-il responsable de la montée des prix alimentaires, et donc des « émeutes de la faim » ? Rien n’est moins sûr car il n’y a pas un seul facteur à l’origine de la flambée des prix agricoles.

L’idée derrière cette grave mise en cause repose sur un mécanisme simple : la production d’éthanol et de biodiesel demande des matières premières agricoles (maïs, canne à sucre, betterave à sucre, huile de palme, huile de colza, voire blé), et cette demande supplémentaire de produits agricoles devrait logiquement contribuer à augmenter leurs prix, car la réponse de l’offre est limitée : la production est basée sur des facteurs fixes, ou variant peu comme la terre.

On estime aujourd’hui à un tiers la proportion de la production de maïs aux Etats-Unis achetée par la filière éthanol. Ce qui diminue directement le maïs destiné à des fins alimentaires et contribue à augmenter son prix. A l’échelle mondiale la production  mondiale de maïs a augmenté de 51 millions de tonnes entre 2004 et 2007, alors que l’utilisation de ce produit par la seule filière éthanol américaine a augmenté sur la même période de 50 millions de tonnes. Or évidemment entre ces deux dates, d’autres types de demande sont apparus. D’où des pressions sur les prix. Pendant cette même période, le prix du maïs a effectivement augmenté, gênant par exemple les ménages mexicains, dont ce produit est la base de leur alimentation. Cet exemple n’est pas le seul. En Ouganda le prix du maïs a crû de 65% , en Ethiopie de 100% .

Dans ce contexte, les fermiers américains ont mobilisé davantage de terre pour produire du maïs et parallèlement ont diminué leur production de soja, augmentant ainsi la demande de soja argentin, etc. La montée des prix s’est donc propagée d’un secteur agricole à l’autre.

Pourtant, il y a bien d’autres explications à la croissance des prix des produits agricoles. Car il faut bien voir qu’en 2007, sur les 1,6 milliards de tonne de production mondiale de blé et de céréales secondaires (maïs, orge, avoine, seigle), environ 100 millions de tonnes seulement sont réservées à la production de biocarburants, soit 6,25% du total de la production mondiale. Il existe donc forcément d’autres explications.

Tout d’abord la hausse des prix de l’énergie se répercute directement sur les coûts de production des produits agricoles (les engrais notamment) et sur les coûts de transports.

Ensuite le niveau de vie s’accroît dans les pays émergents depuis une dizaine d’années, notamment en Asie, mais aussi en Afrique ces trois dernières années. Fait heureux, mais qui augmente quasi-mécaniquement la consommation alimentaire. En outre, cet enrichissement s’accompagne en Asie d’une urbanisation de la population et d’un changement de régime alimentaire au profit de la viande et des produits animaux : en Chine, la consommation de viande par habitant était en 2005 2,4 fois plus élevée qu’en 1990, 3 fois pour le lait, alors que la consommation individuelle de céréales a baissé. Or il faut beaucoup de céréales pour produire de la viande (on considère généralement que la production d’un kilogramme de viande demande entre sept et huit kilogrammes de céréales). Ainsi, il y a dans la croissance économique des pays émergents, mais aussi des pays pauvres, la source d’une très forte pression sur les prix des céréales.

Il y a enfin des conditions d’offre qui n’ont pas été propices ces dernières années : sécheresses en Australie, inondations en Argentine, mais aussi mauvaises récoltes céréalières au Canada, en Europe et en Afrique du Sud. Cette tendance devrait s’inverser en 2008, avec une amélioration attendue des récoltes, de riz notamment.

Enfin il faut mentionner les réactions politiques, qui peuvent contribuer à aggraver la situation.

Évidemment les interventions visant au développement de la filière agro-carburant sont tout à fait critiquables. Les subventions à la production, les détaxations à la consommation, les quotas d’incorporation, tout cela développe aux Etats-Unis, en Europe, mais aussi au Brésil, une filière de manière artificielle et mobilise des facteurs primaires comme la terre à des fins non alimentaires, et ceci pour des raisons purement fiscales et avec des résultats écologiques incertains.

Mais un certain nombre de pays exportateurs de céréales ont aussi réagi par des interdictions d’exporter, ou de fortes taxes à l’exportation (Argentine, Inde, Vietnam, Pakistan, Russie, Kazakhstan, Zambie…). L’objectif est d’inciter les producteurs locaux à vendre davantage sur les marchés locaux, et moins, ou plus du tout, sur les marchés internationaux. Si cela peut contribuer à faire baisser les prix locaux, ces politiques devraient aussi contribuer à une augmentation des prix internationaux, ce qui constitue typiquement une politique «Beggar thy neighbour », c’est-à-dire une politique qui recherche des bénéfices nationaux au détriment des pays partenaires (c’est particulièrement grave dans le cas des grands exportateurs de céréales : Argentine, Vietnam, Kazakhstan). 

Notons enfin qu’inversement, la politique européenne d’annulation des droits de douane sur les céréales (2007) a pu contribuer à accroître les prix mondiaux, en augmentant la demande européenne sur les marchés internationaux.

Bref les réactions politiques, si elles ne sont pas dénuées de rationalité individuelle, sont essentiellement des politiques égoïstes qui aggravent le problème.

Finalement il faut noter le rôle incontestable de la spéculation financière qui, en jouant la hausse des matières premières et des produits agricoles, alimente la bulle. Il est très difficile d’estimer la part de cette spéculation dans le niveau actuel des prix.

Au total le monde est aujourd’hui confronté à un problème politique majeur qu’il faut traiter à la fois par des mesures d’urgence (transferts monétaires en faveur des plus pauvres) et par des mesures de moyen/ long terme (politique d’investissement public dans l’agriculture, notamment dans les pays en développement, et d’incitation à l’investissement privé, politique de recherche et développement dans l’agriculture).

Le développement de la filière agro-carburant est un élément contribuant à cette crise alimentaire, mais certainement pas l’élément majeur. Son importance pourrait cependant s’amplifier si les politiques, notamment aux Etats-Unis et dans l’Union Européenne, vont dans le sens annoncé : on pense notamment au mandat européen visant à ce que les biocarburants représentent 10% de la consommation d’essence à des fins de transports en 2020. Le débat public européen devrait se concentrer sur cette question.