2040 edit

13 septembre 2007

À quoi ressemblera le monde dans trente ans ? Le prix Nobel Robert Fogel, connu pour ses travaux sur l'histoire économique, s'est essayé à l'exercice. Il construit son raisonnement en croisant deux lignes d'évolution : la croissance démographique et la croissance économique. Conjuguant extrapolation statistique et prise en compte de quelques facteurs spécifiques (démographie, conditions politiques, effort d'éducation), ses résultats méritent le détour, ne serait-ce que par les éléments objectifs sur lesquels ils s'appuient.

Affinés et corrigés depuis des décennies, les modèles démographiques sont aujourd'hui assez fiables pour construire des estimations de l'ordre du demi-siècle, notamment à l'échelle mondiale ou régionale. Sauf catastrophe massive évidemment impossible à prévoir, les courbes d'évolution démographique sont continues et leurs inflexions sont graduelles. Les Nations Unies peuvent ainsi affirmer qu'entre 2000 et 2040, les Etats-Unis devraient ainsi passer de 282 à 392 millions d'habitants, l'UE15 de 378 à 376, l'Inde de 1003 à 1522, la Chine de 1369 à 1455, le Japon de 127 à 108, etc.

Les courbes de la croissance économique présentent évidemment un caractère plus discontinu et moins prévisible que celles de la croissance démographique, mais sur le moyen et long terme les prévisions gagnent en fiabilité grâce à un effet de lissage. Même une crise aussi grave que celle de 1998 apparaît ainsi comme un décrochage temporaire dans la croissance asiatique des vingt dernières années.

La démographie, avec toute la fiabilité de ses prévisions, est par ailleurs l'un des facteurs qui permettent de construire une extrapolation crédible de la croissance économique sur une trentaine d'années. Non seulement elle détermine directement la taille nominale de certains marchés, comme celui du travail, mais à travers l'âge moyen de la population elle permet d'évaluer les ratios de dépendance, c'est-à-dire le rapport entre le nombre d'actifs et le nombre d'inactifs. L'Allemagne et l'Italie, en 2000, affichaient déjà un âge moyen de dix ans supérieur à la Chine et de cinq aux Etats-Unis, un écart qui, vu la différence de fertilité, ne peut dans un premier temps que s'aggraver. Quels que soient les ajustements opérés (réforme des retraites, etc.), explique Fogel, ce phénomène pèse structurellement sur l'activité économique : d'ici 2040, le dynamisme des économies européennes souffrira à la fois de la rareté relative de la main d'œuvre et des charges nécessaires à financer la dépendance des personnes âgées.

La différence de dynamisme démographique explique assez largement les différences attendues de croissance économique entre les Etats-Unis et l'Europe. Fogel estime qu'à l'horizon 2040 le marché européen (UE15) aura crû de 60%, contre 300% pour le marché américain. Ce sont des chiffres assez consensuels, même si l'on pourrait sans doute discuter une méthode qui ne semble pas prendre en compte, si l'on s'en tient strictement à la démographie, les effets de l'élargissement de l'Union européenne ou d'une inflexion pourtant prévisible des politiques d'immigration.

Peu importe au demeurant, car l'intérêt de ces spéculations réside surtout dans les estimations des chiffres chinois et indiens, où la croissance démographique joue un moindre rôle : la question pour ces pays est davantage l'évolution des marchés, la participation par exemple d'une plus grande part de la population aux marchés du travail qualifié et à la grande consommation.

Les modèles de croissance de l'Inde et de la Chine sont différents des économies occidentales, mais ils se distinguent aussi assez nettement l'un de l'autre. Les chiffres ? D'après Fogel, en 2040 la taille du marché chinois aura crû de 2400 %, et celle du marché indien de 1400 %. Cette différence résulte d'un taux de croissance moyen évalué à 7,1 % pour l'Inde et 8,4 % pour la Chine.

Les prévisions pour la Chine sont fondées sur la migration prévisible des travailleurs de l'agriculture vers l'industrie et les services, ainsi que les fortes réserves de croissance en matière de productivité. C'est une croissance non plus liée à la captation d'activités industrielles et de flux financiers étrangers, mais au passage déjà observé ailleurs d'une économie sous-développée à une économie développée. Fogel pointe ici l'effort exceptionnel consenti par les Chinois pour l'éducation, synonyme de multiplication de la productivité par travailleur (1,8 fois pour un diplômé du secondaire, 3 fois pour un Bac + 3, d'après des données américaines). Le rôle des politiques publiques et donc du pouvoir central est ici déterminant ; mais Fogel pointe aussi les avantages économiques d'un système fédéral, avec notamment l'émulation née de la concurrence (fiscale, etc.) entre provinces.

S'interrogeant sur les conditions politiques et notamment sur le risque d'instabilité, Fogel envisage, pour la rejeter, l'idée d'une crise politique née des régulations défaillantes de certains marchés (chômage urbain) ou de la difficile restructuration des nombreuses entreprises sous-productives. Observant que sur les 20 dernières années, les occasions ont été nombreuses mais que la croissance générale a en quelque sorte anesthésié la possibilité d'une crise sérieuse, relevant la forte confiance de la population et la prise en compte croissante de l'opinion publique par le pouvoir, il fait l'hypothèse d'une stabilité durable. En revanche, on pourra reprocher à sa méthode d'oublier l'impact sur l'économie des aspects purement sociaux, dans une Chine dont la croissance actuelle est aussi fondée sur la mise au pas des travailleurs et dont, dans un contexte de croissance de plus en plus autonome, le rattrapage ne saurait dans l'avenir se limiter à la richesse par habitant : qu'en sera-t-il des conditions de travail, du temps de travail, des négociations salariales ? Quel sera l'effet sur la croissance des conquêtes sociales ? La question reste entière, Fogel s'en tenant à quelques observations sur le renouvellement des élites (déclin de l'influence des militaires au profit des représentants des provinces, etc.).

Si l'avenir de l'Inde est moins brillant, explique Fogel, c'est d'abord parce que la très faible productivité des travailleurs de l'agriculture devrait entraver leur migration vers les autres secteurs. À moyen terme, c'est une vision quelque peu autocentrée de l'économie indienne, quand on sait l'importance croissante du commerce international dans l'agriculture et, dans le cadre de l'OMC notamment, les spécialisations à l'échelle régionale (avec l'émergence du Vietnam comme principal exportateur de riz). Mais à court terme, l'explication est convaincante, surtout quand on considère la corrélation entre persistance de modes de vie agricole et accès à l'éducation. Fogel pointe aussi l'impact probablement négatif du système des castes et de sa compatibilité toute relative avec les principes de l'économie de marché.

Politiquement, l'Inde dépeinte par Fogel est aussi moins bien lotie que la Chine, du fait des tensions sociales entre musulmans et hindous (émeutes, terrorisme) ; mais là encore les élites politiques de la plus grande démocratie du monde ont jusqu'ici su gérer une situation qui pourrait donc ne pas empirer.

Quelle conclusion en tirer? Tout d'abord le caractère inéluctable d'un déclin relatif de l'Europe. Relatif, c'est important ; car une croissance plus modeste ne signifie pas forcément des régressions sociales, mais bien plutôt une répartition plus homogène de la richesse mondiale. Nous ne serons pas pauvres comme les Chinois, ils seront riches comme nous. Et, ajoute Fogel, il ne serait pas impossible qu'en 2040 ils soient les plus chauds partisans de l'économie de marché et de son jumeau le libéralisme politique.

Robert W. Fogel, "Capitalism and Democracy in 2040 : Forecasts and Speculations", NBER Working Paper No 13184, juin 2007.