Les Espagnols de retour aux urnes: que peut-il en sortir? edit

13 mai 2016

Le 3 mai dernier, le roi Philippe VI a procédé à la dissolution du Parlement (Cortes et sénat) avec le contre-seing du président des Cortes. Les élections auront lieu le dimanche 26 juin. C’est une situation inédite dans l’histoire de la démocratie espagnole que l’impossibilité du parlement nouvellement élu à dégager une majorité. Aussi singulière soit-elle, cette situation n’entraîne cependant aucune crise institutionnelle puisque la constitution avait prévu ce cas de figure et c’est selon les règles fixées par le texte de 1978 (article 99) que sont en train de se dérouler les événements politiques. C’est une bonne nouvelle que de voir le texte constitutionnel et la Couronne fonctionner parfaitement alors même que les partis politiques viennent de faire l’étalage de leurs blocages, de leurs calculs internes et politiciens. Comment s’étonner dès lors que plus de 60% des Espagnols jugent la situation politique mauvaise ou très mauvaise et que près de 80% estiment que la classe politique pense d’abord et principalement à elle et non aux problèmes des Espagnols (enquête post-électorale du Centro de Investigaciones Sociológicas, 3 mai 2016)?

Impossible de gouverner sans majorité
Il ne s’agit pas dans cette analyse de revenir sur les raisons qui ont conduit à la situation actuelle. Elles sont parfaitement connues et tiennent d’abord à la structure et à la nature des résultats de la précédente élection du 20 décembre 2015.

Le Parti Populaire en obtenant 123 sièges (-69) et les centristes 40 (+40), le « bloc des droites » rassemblait 163 élus. La majorité absolue est à 176.

Le PSOE (90), Podemos (69) et Izquierda Unida (2) donnaient 161 élus au bloc des gauches.

Les élus nationalistes et régionalistes avaient quant à eux 26 élus, dont 9 pour Esquerra Republicana de Cataluña, 8 pour Démocratie et Liberté (l’ancienne Convergence Démocratique de Catalogne), soit 17 élus embarqués dans l’aventure sécessionniste de la Catalogne. Ces 17 voix étaient des voix perdues (un peu comme les députés PCF français de 1947 à 1958 sous la IVe République). Seuls les 6 députés du Parti National Basque (PNV) et l’élu de Coalition Canarienne pouvaient être éventuellement associés à la construction d’une majorité arithmétique.

Nous étions face à un « hung Parliament » et c’est ce que les quatre mois de négociations publiques et secrètes ont démontré. On ne résout pas un problème arithmétique quand manque la substance politique.

L’immobilisme du Parti Populaire et l’agressivité de Podemos sont venus à bout de la seule tentative de construction d’une coalition : l’accord de gouvernement entre le PSOE et Ciudadanos. Cet accord avait permis que les 2 et 4 mars derniers un débat d’investiture autour de la candidature du socialiste Pedro Sánchez ait lieu. Résultat des courses : 130 voix au premier tour, 131 au second tour. Un échec manifeste.

Les leçons du 20 décembre et de l’après-élection
En décembre dernier, s’il n’y a pas eu de victoire d’un seul parti, un parti avait lourdement perdu : le Parti Populaire. Les négociations d’après-élections ont confirmé l’isolement du PP même si le front anti-PP qu’aurait constitué une alliance à trois (PSOE-Ciudadanos-Podemos) n’a pu se former. C’est ce qui a sauvé Mariano Rajoy. Alors que les scandales de financement illégal du PP se multiplient, qu’un de ses ministres a dû démissioner après que son nom est apparu dans les listes panaméennes, Rajoy a su résister. S’inspirant sans doute d’une vieille croyance hispanique selon laquelle « résister c’est vaincre », Rajoy a su faire de son immobilisme l’un des plus puissants obstacles à la formation d’une autre majorité gouvernementale. Il part désormais en campagne avec l’espoir de virer en tête, une nouvelle fois, le soir du 26 juin et de pouvoir ainsi revendiquer la présidence du gouvernement.

Le PSOE, lourdement affaibli en décembre, tiraillé par des divisions internes qui sont à la fois politiques et clientélaires (la présidente socialiste d’Andalousie Susana Diaz est la grande rivale à venir de Pedro Sánchez), affronte le scrutin du 26 juin dans une situation compliquée. D’une part, il a tenté – en vain – d’être le pivot d’une majorité alternative à la droite. Pour ce faire, il a d’abord passé un accord avec le centre-droit (Ciudadanos). C’est la primauté de cet accord qui a servi de prétexte à la gauche radicale de Pablo Iglesias pour rejeter un accord avec le PSOE. D’autre part, le PSOE va devoir répondre devant l’opinion publique au sujet de l’hypothèse de la « grande coalition ». Autrement dit, il est situé à l’exacte confluence de deux pressions énormes : celle venant de la gauche radicale dont les résultats de décembre furent prometteurs et celle venant de la droite populaire qui en appelle à son sens des responsabilités pour l’engager dans un gouvernement de coalition. Si le PSOE cède à ces sirènes, il passera pour beaucoup d’électeurs de gauche pour un parti renégat. Si au contraire il s’aventure dans la radicalité, il se contredit par rapport à sa stratégie mise en œuvre depuis janvier. Le PP souhaite un PSOE affaibli tandis que Podemos rêve d’une « pasokisation » du PSOE. Il est donc, et de loin, le maillon faible.

En outre, au sein du PSOE, il n’y a pas eu de débat en profondeur sur l’héritage de Zapatero. Tant que la figure charismatique de Felipe Gonzalez est là, elle rassure le parti sur son histoire et sur sa contribution décisive à l’histoire de la démocratie espagnole. Mais ce legs qui progressivement s’efface dans le temps ne pourra pas masquer le débat sur l’apport du socialisme démocratique à la gestion et à la construction du modèle économique espagnol. Celui-ci a été tellement sapé par la crise économique que, au-delà des échecs comptables de la politique économique de Zapatero, c’est le retour de la question économique et sociale au cœur du débat politique qui gêne la formulation d’un projet socialiste désormais ouvertement concurrencé par une gauche radicale forte.

Podemos, s’il opère la coalition électorale, avec Izquierda Unida se retrouvera en position de force. Le pari – gagnable – de Pablo Iglesias est bien de détruire le PSOE.

Tant Podemos que Ciudadanos vont affronter l’épreuve d’un scrutin répété. La chose n’est pas si aisée : d’abord en termes de financement. Ils n’ont pas eu beaucoup de temps pour profiter du financement officiel. Ils vont devoir faire appel à leurs militants. Ensuite, la jeunesse de leurs élus, tant en état civil qu’en terme d’expérience, les fragilise. Plusieurs élus ont déjà eu maille à partir avec la justice. Construire un appareil militant en quelques mois ne permet pas de filtrer les candidatures avec tout le soin nécessaire surtout quand on se prétend plus « propre » et plus exigeant que les deux grands partis traditionnels.

Les enjeux de la campagne
Cette campagne n’a pas les mêmes caractéristiques que la précédente qui portait sur le bilan du Parti Populaire. Les forces de gauche avaient attaqué le bilan social (flexibilisation du marché du travail, vives restrictions des dépenses publiques notamment en matière sociale, éducative et scientifique). Mariano Rajoy avait construit sa campagne sur le redressement économique : alors qu’en 2012, l’Espagne était à la merci d’un plan international (FMI et UE), il a rappelé aux électeurs qu’il a évité le pire et renoué avec la croissance (+3,2% en 2015, 1 million de chômeurs de moins fin 2015 par rapport au plus haut début 2013). Un thème qui avait pourtant occupé toute la législature était curieusement relativement absent : la question catalane.

Cette fois-ci la campagne va d’abord concentrer des attaques croisées sur la responsabilité qui incombe à chacun de ce retour aux urnes. Podemos reproche au PSOE d’avoir empêché un gouvernement de gauche, et réciproquement. Le PP accuse le PSOE d’avoir laissé passer l’occasion d’une grande coalition, pro-européenne et responsable. Ciudadanos est le seul parti qui peut se valoir d’avoir essayé de faire bouger les lignes en attirant le PSOE sur une ligne centriste.

Ensuite les disqualifications vont continuer de porter sur le domaine politique : toutes les forces concurrentes vont souligner l’état de corruption qui mine le Parti Populaire (et celui-ci se défendra en conjuguant l’argument de la présomption d’innocence et celui des sanctions prises en interne). Le PP va rappeler aux électeurs que voter PSOE c’est prendre le risque d’un gouvernement avec ou de Podemos et que voter Ciudadanos, c’est voter PSOE. Quant au PSOE, il reste dans le flou : lié à un premier accord passé avec Ciudadanos, il lui est difficile de se dédire. Mais rejeter l’hypothèse d’un gouvernement « progressiste » dans l’hypothèse d’une victoire des gauches revient à signifier que seul le vote Podemos est un vote authentiquement de gauche.

Quid de la question nationale? Quid de la poursuite de la politique de redressement économique et financier? Quid des questions européennes (Brexit, Grèce, réfugiés…)? Le contenu de la campagne risque d’être assez faible.

En outre, tous les acteurs seront fortement contraints par l’obligation après cette répétition électorale de trouver une solution politique et gouvernementale. Autrement dit, la campagne sera tactique et politicienne. Il s’agira de préparer le nouveau terrain de jeu en espérant que les rapports de force auront bougé après le 26 juin. Or rien ne l’annonce actuellement si l’on en croit les enquêtes d’opinion.

Les hypothèses de l’après 26 juin
Il s’agit donc maintenant d’établir des hypothèses sur l’après 26 juin en partant des projections qu’établissent les sondages. L’hypothèse la plus vraisemblable à ce jour est bien celle d’un parlement à nouveau très fragmenté. Les enquêtes publiées redonnent la même photographie électorale : le PP se voit crédité de 118 à 128 sièges, le PSOE de 89 à 94, Podemos entre 60 et 90 (l’écart est lié à la coalition avec Izquierda Unida), Ciudadanos reste rivé autour des 40 députés ; quant aux nationalistes, ils continueront d’être autour de 25 élus (PNV, Convergencia, ERC, Bildu, CC).

Des études plus fines montrent que le PSOE a 7 sièges en difficulté à Caceres, Pontevedra, Alava, Lerida, Soria et aux Baléares. Podemos a une dizaine de sièges qui seraient définitivement consolidés grâce à l’alliance avec la gauche communiste (Valence, Huesca, La Rioja, Navarre, Badajoz, Tolède, Almeria, Valladolid).

La loi électorale (un scrutin proportionnel appliquant loi d’Hondt – une sorte de proportionnelle au plus fort reste) joue sur la répartition des ultimes sièges.

Deux hypothèses majeures existent : une victoire arithmétique des gauches (autour de 170 sièges pour Podemos/PSOE) ; une victoire arithmétique du PP et de C’s (autour de 170 sièges).

Dans le premier cas, il faut distinguer deux scénarios : 1/ si Podemos est en tête de la gauche, le PSOE sera peu favorable à une alliance ; 2/ si le PSOE vire en tête, il lui sera difficile de refuser l’option du gouvernement « à gauche toute ».

Dans le second cas, si le PP peut gouverner avec l’appui de C’s, Albert Rivera tentera d’obtenir la tête de Rajoy mais il ne l’obtiendra pas. Le PP se retrouverait à nouveau isolé et ne pourrait prétendre gouverner que par la peur que causerait l’accession de Podemos au gouvernement. Mariano Rajoy va tenter un « Tout Sauf Podemos », seule étroite possibilité pour lui de s’imposer. D’où l’hypothèse ultime d’un gouvernement PP rendu possible par une abstention conjointe PSOE-C’s. Ce gouvernement serait fragile et le PSOE et C’s auraient ainsi les clefs d’un possible arbitrage dans les 18 ou 24 mois suivants. En Espagne la motion de défiance est une défiance constructive (il ne suffit pas de censurer le président et le gouvernement, il faut élire un autre président). Mettons donc que Rajoy soit investi président avec les 125-130 voix de ses députés et grâce à l’abstention conjointe des socialistes et des centristes (accordons leur 130 sièges comme dans le Parlement sortant), pourquoi ne pas imaginer d’ici deux ans un vote de censure remporté par 130 voix contre 128, une censure à laquelle Podemos serait bien obligé de se rallier (par le vote contre Rajoy et l’abstention lors de l’investiture du président socialiste).

Et malgré tout, rien non plus ne permet d’écarter l’hypothèse du blocage prolongé après le 26 juin, sauf le bon sens qui semble jusqu’ici avoir tant fait défaut!