A l’Est, la crise du messianisme démocratique européen edit

3 février 2016

Longtemps, l’élargissement démocratique a semblé constitutif de la dynamique européenne ; les logiques observées précédemment en Pologne ou en Hongrie devaient se retrouver en Moldavie ou en Ukraine. Affaibli de l’intérieur, le messianisme démocratique européen est pourtant aujourd’hui bien en crise.

Pour le comprendre, un détour en Europe orientale peut être fort utile : la capitale moldave, Chisinau, est actuellement en proie à des manifestations anti-oligarques importantes, de l’ordre d’une dizaine de milliers de manifestants – et jusqu’à 40000 selon certaines sources, réclamant entre autres des élections anticipées. La légitimité du pouvoir est aujourd’hui largement entachée : la foule n’oublie pas que l’oligarque honni Vlad Plahotniuc, pur produit d’un système qui a mené à la disparition de près de 15% du PIB lors d’un scandale financier retentissant, est le principal soutien de la majorité au pouvoir.

Dans la presse internationale, on a généralement tendance à analyser ces manifestations sous le prisme classique d’un pays de 3,5 millions d’habitants constituant une zone-tampon entre la Roumanie, l’Ukraine et la Russie, cette dernière étant militairement présente en Transnistrie, territoire séparatiste à l’Est de la Moldavie ; en somme, si l’élection par le Parlement d’un nouveau Premier ministre pro-européen, Pavel Filip, suscite des réactions, c’est nécessairement que les pro-russes œuvrent dans l’ombre à déstabiliser le pouvoir en place. Et la présence visible dans les manifestations des grands chefs de partis dits pro-russes – Igor Dodon et Renato Usati notamment – ne semble pas infirmer ce constat.

Pensant souvent par analogie, il est tentant pour beaucoup de plaquer la situation observée dans les différentes révolutions, de Géorgie ou d’Ukraine, d’autres partenaires orientaux de l’UE. En dépit des apparences pourtant, ce que nous voyons à Chisinau n’est pas un coup d’Etat pro-russe, sous la forme d’une révolution de couleur à l’envers : c’est un mouvement social largement alimenté par l’appel des citoyens à l’Etat de droit, et à plus court terme à des élections anticipées. Dans des Etats nés de la désintégration de l’Union soviétique, l’Etat de droit est le produit de la contrainte des élites à obéir à des principes et des règles en ligne avec le modèle européen, et cela passe par une mobilisation active des citoyens, et souvent par une pression internationale, dont l’UE s’est faite la championne. Probablement nulle autre entité politique que l’Union européenne n’a réussi de changement de régime aussi accompli qu’avec l’élargissement en Europe Centrale, dans un moment historique sans doute différent.

Or, ce succès du messianisme démocratique européen est indéniablement remis en cause en Hongrie et en Pologne, où des tendances à l’illibéralisme politique s’affirment ouvertement ; en d’autres termes, le démantèlement de contre-pouvoirs est en marche, sous le masque de victoires électorales acquises légitimement, mais qui créent simultanément un terrain de jeu inégal pour les futures campagnes électorales. Ce revirement polonais peut surprendre, puisque la politique du Partenariat oriental a bien été conçue par Varsovie et Stockholm, avec pour but de porter cette exigence démocratique à destination des voisins orientaux, dont la Moldavie. Ce n’est pas un hasard si l’on a retrouvé ces deux pays à la manœuvre : aux côtés de la Suède, pays scandinave porteur de certaines valeurs en politique étrangère, se trouvait la Pologne avec son expérience récente de la transformation démocratique, qui peut s’avérer très utile pour les Etats concernés. Mais, sur le plan européen, le gouvernement PiS de Beata Szydlo n’est aujourd’hui pas en mesure d’être aussi suivi dans son prosélytisme démocratique à l’Est que celui de Donald Tusk, qui était plus à même de créer des coalitions de projet en entretenant d’excellentes relations avec l’Allemagne, mais également en exerçant une politique adroite à Bruxelles.

Dans ce contexte, le soutien des Européens à la candidature du Premier ministre moldave ne fait aucun doute, ceux-ci arguant que de nouvelles élections seraient un bond dans l’inconnu, et signeraient potentiellement la victoire de partis qui ne se réclameraient pas de l’UE. Or, si elle veut être cohérente avec son projet de démocratisation, surtout lorsque des citoyens se mobilisent ostensiblement, l’UE doit soutenir des réformes, et non des gouvernements ; sans cela, Bruxelles se ferait le complice d’un Etat capturé. De ce point de vue, elle aurait beau jeu de vilipender une Russie qui a soutenu et soutient ses protégés de manière visible ; quant aux dirigeants russes, leurs fortes réserves et critiques idéologiques l’encontre du messianisme démocratique des Européens tomberaient d’elles-mêmes ; toujours est-il que l’élection est certainement lourde d’incertitudes sur les orientations qu’elle fera prendre à la Moldavie, mais elle évite de se voiler la face plus longtemps sur l’impasse politique dans laquelle se trouve désormais la Moldavie. Il semble donc bien que le messianisme démocratique suive parfois un chemin de croix.