De quoi le rachat de Pirelli est-il le nom? edit

2 avril 2015

Pirelli, ce ne sont pas seulement des pneumatiques, aussi haut-de-gamme et performants soient-ils. Ce n’est pas seulement un fleuron de l’industrie italienne, fournisseur de la Formule 1, classé parmi les dix principales entreprises de la Péninsule depuis le début du XXe siècle. Cela fut longtemps aussi le meilleur de la bourgeoisie milanaise, symbolisée par Alberto Pirelli, qui après avoir participé à la Conférence de Versailles en 1919 présida dix ans plus tard la délégation italienne dans la négociation du plan Young permettant à l’Allemagne un paiement réduit et échelonné des réparations de guerre. C’est aussi le fameux calendrier qui, initialement destiné aux garagistes, est devenu en 50 ans une stratégie de communication de plus en plus sophistiquée autour d’une marque. C’est enfin la transformation d’un espace manufacturier, la Bicocca, en un symbole de la création contemporaine, le HangarBicocca que The Economist a comparé à la Tate Modern.

On comprend dans ces conditions l’émotion suscitée par l’annonce récente du rachat de Pirelli, pour 7,1 milliards d’euros, par le groupe chinois China National Chemical Corp (ChemChina). Faut-il y voir, comme l’ont suggéré plusieurs éditorialistes, la mise en berne définitive du drapeau du capitalisme familial italien? Pas nécessairement.

Tout d’abord cette opération s’insère dans une dynamique bien plus vaste et globale, qui depuis quelques années voit les entreprises chinoises faire preuve d’un grand activisme sur la scène internationale. Après un ralentissement lors de l‘offensive anti-corruption du président Xi Jinping dont plusieurs responsables d’entreprises publiques ont été la cible, voilà une nouvelle accélération. Avec l’arrivée de la « nouvelle normalité », priorité est donné aux investissements à l’étranger et à la quête de retours plus appétissants que le placement en bons du trésor américains. La baisse de l’euro rend bien évidemment l’Europe particulièrement bon marché.

C’est dans ce contexte que l’Italie suscite l’intérêt des investisseurs chinois et notamment de Ren Jianxin, le riche patron de l’obscur ChemChina. Le pays tente de sortir du marasme économique et ses entreprises sont affaiblies par la récession. Selon les données de Thomson Reuters, avec 10 opérations réalisées depuis le début de 2014, pour la Chine l’Italie est la deuxième destination des acquisitions (hors secteur financier) en Europe et la cinquième dans le monde. Les groupes publics chinois qui ont déjà investi leurs liquidités en Italie l’ont fait plutôt dans des sociétés solides, technologiquement ainsi que financièrement, comme Terna dans le transport de l'électricité, Snam dans celui du gaz, ou Ansaldo Energia dans les centrales électriques.

C’est aussi le cas de Pirelli, qui sous la gestion de Marco Tronchetti-Provera, principal héritier de la fortune familiale, a su dégager des marges confortables en se concentrant sur le segment du pneu radial, plutôt que concurrencer des groupes tels que Michelin et Continental dans le mass market. (M. Tronchetti-Provera avait pas mal de choses à se faire pardonner suite à l’aventure de Pirelli dans Telecom Italia, qui lui a valu une condamnation à un an et 8 mois de prison pour recel et a laissé l’opérateur historique dans une situation financière très délicate.)

Pirelli ne va pas se dissoudre dans cette opération. Il y gagne au contraire un accès privilégié au marché chinois, où les consommateurs sont désormais disposés à payer plus cher pour de meilleurs produits. En revanche, les activités moins rentables, dans les pneus industriels et pour camions, seront intégrées à Aeolus, la filiale de ChemChina, ce qui lui permettra de doubler sa production (de six à 12 millions de pneus).

On peut cependant s’interroger sur deux aspects. Tout d’abord, il n’est pas certain qu’à l’accès globalement libre dont les groupes chinois jouissent en Europe corresponde un identique accueil aux multinationales européennes dans l’Empire du Milieu.... même si elles sont passées sous capitaux chinois. Au contraire, la lecture de l’enquête annuelle de la Chambre de commerce européenne en Chine révèle que les investisseurs craignent un durcissement des réglementations chinoises à leur encontre. Ils se méfient en particulier des applications intempestives de la loi anti-monopole, que les autorités n'hésitent pas à utiliser pour stopper les rachats des fleurons de l’industrie chinoise. Bref, les multinationales chinoises peuvent faire leur marché en Europe, mais leurs homologues européennes ont du mal à faire de même.

Ensuite, si on peut apprécier la décision du gouvernement italien de ne pas intervenir dans ce rachat – l’âge d’or du capitalisme d’État étant révolu depuis longtemps en Italie – on peut s’interroger sur sa désinvolture en matière de politique industrielle. En 2014 déjà le pétrolier public russe Rosneft avait fait son entré dans Pirelli, sans soulever la moindre préoccupation. C’était pourtant exactement au moment où la crise ukrainienne explosait et où l’Europe cherchait à faire front commun contre les visées expansionnistes du Kremlin. Si Rosneft a décidé maintenant de se désengager c’est tout simplement parce que, sous le coup des sanctions internationales, il a un besoin urgent de réduire son endettement. Les investisseurs étrangers qui s'invitent dans la péninsule peuvent aussi se désengager.

Même si ChemChina a déjà annoncé que le titre sera retiré de la Bourse de Milan, la capitale lombarde restera le siège de Pirelli et il n’y a pas de raison de craindre que la recherche sera délocalisée. Il reste que des négociations plus actives auraient pu maximiser les bénéfices de cette opération, en assurant par exemple qu’à terme la cotation de la nouvelle Pirelli retourne à Piazza Affari. Pas besoin pour cela de se doter d’un droit de veto sur le rachat, ou d’étendre la loi sur les investissements étrangers. A présent, une fois séchée l’encre de l’accord, c’est la parole du nouveau président chinois de Pirelli qui comptera.

(Les opinions exprimées sont  celles de l'auteur seulement et ne représentent pas la position officielle de l'organisation pour laquelle il travaille.)