Suisse : le soviétisme ne passera pas ! edit

5 juin 2008

Les citoyens suisses ont rejeté massivement dimanche 1er juin 2008 deux « initiatives » de caractère populiste lancées par le parti de Christoph Blocher qui avait pourtant remporté les élections législatives d'octobre 2007 en appuyant sur les mêmes thèmes de l'autonomie du « peuple » par rapport aux institutions et de la lutte contre les étrangers « non méritants ». En un an et demi, une victoire électorale s'est transformée en défaite politique. Que s'est-il passé?

Un rappel d'abord : l'« initiative populaire » est le moyen par lequel les citoyens peuvent proposer une loi constitutionnelle s'ils sont 100 000 à en soutenir l'idée. Les partis s'en servent quand ils ont épuisé toutes les ressources parlementaires pour faire aboutir leurs visées. Ils en réfèrent alors au « peuple souverain ». Nécessitant une double majorité du peuple et des cantons, l'initiative, contrairement au référendum, est rarement acceptée mais elle sert de sondage en grandeur nature et contribue à infléchir les orientations politiques.

Les initiatives de dimanche ont ainsi montré qu'il n'existait de loin pas de majorité pour redéfinir les institutions selon les vœux de l'Union démocratique du centre (UDC). La première demandait que la naturalisation des étrangers, octroyée actuellement par des commissions sous mandat, puisse être décidée par les urnes au niveau communal si les communes le désirent. Des gens auraient donc pu voter directement sur d'autres gens, et sans recours possible des demandeurs déboutés. Les Suisses étant ressortissants d'une commune, ceux-ci, dans la logique UDC, devaient devenir « démocratiquement » maîtres du choix de leurs futurs combourgeois. Le rejet a varié entre 52% dans les campagnes alémaniques à 82 % dans les villes romandes. À Zurich, il a dépassé 70 %.

La deuxième initiative, repoussée avec les mêmes majorités, était tout aussi typique de l'idéologie blochérienne : elle demandait que le gouvernement fédéral s'abstienne de défendre son point de vue avant toute décision soumise au verdict du peuple, considéré comme seul à même de se faire son avis. L'UDC poussait ainsi jusqu'à l'absurde le principe très helvétique selon lequel le Conseil fédéral est un organe délibératoire et non un gouvernement.

La campagne a dérapé dans une violence de ton que les Suisses n'ont pas supporté. Quelques affiches, dont Blocher lui-même a dit s'être distancié, ont fait apparaître une vision si ordurière des « étrangers » qu'elles en est devenue repoussante. Avec elle, c'est toute la stratégie politique de l'UDC qui a été jugée et condamnée.

Car après l'éviction de Christoph Blocher du Conseil fédéral par la mémorable Assemblée fédérale du 12 décembre dernier, et l'élection, à sa place, d' Evelyn Widmer-Schlumpf, membre de l'UDC modérée du canton des Grisons, l'aile zurichoise réunie autour du perdant avait organisé le passage du parti dans « l'opposition ». Le geste était assez surprenant dans une Suisse où tous les partis sont partie prenante du système à un échelon ou un autre. Mais il signifiait que l'UDC allait organiser la vengeance.

Ayant deux ministres au gouvernement, membres des sections modérées de Berne et des Grisons, sa première décision a consisté à ne plus leur autoriser l'accès à son groupe parlementaire. Une curiosité politique, mais avec laquelle les deux intéressés pouvaient vivre. Sa deuxième décision a été d'exclure du parti une Widmer-Schlumpf accusée d'avoir manigancé l'éviction de Blocher. La première moitié de 2008 a ainsi été le théâtre d'un grotesque feuilleton politico-médiatique qui a permis à l'opinion de suivre en direct les états d'âme d'un parti sommé par les Zurichois de se débarrasser d'une conseillère fédérale élue par l'Assemblée fédérale. De comités cantonaux en comités nationaux, de pressions en intimidations, le processus d'expulsion de la dame, compliqué par le fait que pour l'exclure, il fallait exclure toute sa section grisonne, a abouti ce dimanche 1er juin, le jour de la bérézina électorale du parti. Entretemps il avait démontré aux yeux de tous que la direction idéologique impulsée par le clan blochérien ne pouvait souffrir l'indépendance d'esprit ni de la moindre dissidence. Dans un pays qui se targue de pragmatisme et qui place la liberté individuelle au temple de ses valeurs, cet étalage d'autoritarisme six mois durant a refroidi les ardeurs blochériennes d'un certain électorat et fâché le reste. Le soviétisme ne passerait pas.

L'UDC est maintenant en crise. Les sections qui s'étaient laissées entraîner dans l'opération d'exclusion de Widmer-Schlumpf, jugeant que les victoires de leur parti étaient celles de Christoph Blocher, avec son énergie et sa détermination, se retrouvent désavouées par ce peuple qu'elles croyaient servir. Or faire du populisme sans le peuple est un projet intenable.

Exclue, la section grisonne de l'UDC organise maintenant une nouvelle formation. Le ministre de la Défense semble vouloir se joindre à l'opération, ainsi qu'un grand nombre de notables de Berne et peut-être de Glaris. Mal à l'aise, les leaders romands restent dans l'expectative.

Il n'existe pas d'espace politique disponible à long terme pour un nouveau parti de droite mais ces débuts de scission préludent peut-être à une recomposition de toute la droite suisse et, éventuellement, son recentrage si les absentéistes qui occupent le centre-droit sans rien y faire se décident à reprendre du service. Le fait est en tout cas que depuis dimanche, l'UDC est exposée au risque de perdre le rôle moteur qu'avec complaisance et bonhommie, le monde politico-médiatique lui abandonnait. Dimanche soir, Christoph Blocher ne s'est pas montré.