UE : harmonisation fiscale en vue ? edit

5 novembre 2010

L’éternel serpent de mer de l’harmonisation fiscale européenne revient sur le devant de la scène. Pour la mettre en œuvre : le Groupe de politique fiscale (Taxation Policy Group) encore appelé « groupe Šemeta » du nom du commissaire européen chargé de la fiscalité, de l’Union douanière, de l’audit et de la lutte antifraude. L’enjeu de cette harmonisation fiscale : ni plus ni moins que reprendre certains éléments avancés dans le rapport de l’ancien commissaire Mario Monti sur la relance du marché intérieur. Pêle-mêle : mettre en place une assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés, adopter une nouvelle stratégie en matière de TVA, réformer la fiscalité environnementale ou encore étendre le champ d’application de directive sur la fiscalité de l’épargne. Ajoutons que pour faire bonne mesure, la Commission européenne entend aussi réfléchir à la mise en place d’une taxe sur les activités financières (TAF) au niveau de l’Union européenne ! Tout ceci est évidemment ambitieux mais revenons plus particulièrement sur l’harmonisation de l’assiette de l’impôt sur les sociétés qui pourrait voir le jour d’ici la fin de l’année 2010.

Ce projet permettrait certes à M. Šemeta de laisser son nom dans l’histoire de l’harmonisation fiscale sur l’imposition des sociétés comme l’a fait son prédécesseur, M. Monti, avec le fameux « code de bonne conduite dans le domaine de la fiscalité des entreprises ». Mais là n’est évidemment pas l’essentiel car les vraies questions sont les suivantes : la concurrence fiscale menace-t-elle le bon fonctionnement du marché intérieur ? Quelles pourraient être les modalités techniques d’harmonisation de l’impôt sur le bénéfice des sociétés dans l’Union européenne élargie ? Que peut-on attendre d’une telle harmonisation pour la compétitivité de l’économie européenne ? Quelles sont les chances de voir ce projet être mis en œuvre rapidement ?

L’harmonisation fiscale portant sur l’impôt sur le bénéfice des sociétés n’en est pas à son premier coup d’essai. Des petits pas ont déjà été accomplis, en particulier avec l’adoption de la directive « mère-filiale » au début des années 1990. L’harmonisation est généralement souhaitée par ceux qui considèrent que les écarts d’imposition introduisent des distorsions de concurrence incompatibles avec le fonctionnement d’un marché intégré et modifie de surcroît les choix de localisation des entreprises. Avec en prime le risque que les États européens ne se livrent une concurrence par « le moins disant fiscal » qui contribuerait à détériorer un peu plus les finances publiques de pays qui n’ont pas besoin de cela.

Qu’en est-il réellement ? Les travaux théoriques montrent que la concurrence fiscale ne conduit pas nécessairement à une course au moins disant fiscal pour au moins trois raisons : en premier lieu parce que les dépenses publiques ne sont pas toutes improductives (!) et que certaines d’entre elles contribuent heureusement à augmenter la productivité des entreprises. Ensuite, parce que les « grands » pays peuvent maintenir des taux d’imposition plus élevés que les « petits » pays car ils sont moins sensibles à une fuite de base imposable. Enfin parce que la nouvelle économie géographique nous apprend que si les entreprises sont concentrées sur un territoire, parce qu’elles tirent profit de la proximité avec d’autres entreprises (effet de cluster), alors il existe des « barrières à la sortie » et les entreprises deviennent moins sensibles aux sirènes d’une fiscalité plus avantageuse dans les pays voisins.

Les choses ne sont pas cependant aussi simples. Cela dépend en réalité du degré d’intégration économique des régions (ou pays) en concurrence. Dit d’une autre manière, cela signifie que les pays du cœur de l’Union européenne peuvent maintenir des taux d’impôt sur les sociétés (IS) plus élevés que ceux offerts par les nouveaux entrants tant que le degré d’intégration économique entre le « cœur » et la périphérie » n’est pas encore trop élevé – ce qui, soit dit en passant, semble encore être le cas pour le moment dans l’Union européenne élargie. Que nous disent maintenant les études empiriques sur le sujet ? Les investissements directs étrangers (IDE) sont certes beaucoup plus sensibles aux écarts de taux effectifs sur les sociétés que ce que l’on pouvait imaginer il y a encore vingt ans mais ils sont aussi sensibles aux dépenses d’éducation ou de recherche et développement (R&D). Pour ce qui concerne l’UE, il ne semble pas que les taux d’IS plus faibles dans les pays entrés en 2004 et 2007 dans l’UE produisent un avantage significatif en termes de localisation. L’estimation de fonctions de réactions fiscales met en outre en exergue des effets mimétiques portant sur les taux d’IS au sein de l’UE mais on observe aussi le même type de comportement pour les dépenses d’éducation ou de recherche et développement. Rien ne nous dit cependant que ces comportements stratégiques dans les choix fiscaux et budgétaires au sein de l’UE soient le résultat de comportements de concurrence fiscale. Ils peuvent être aussi le fruit d’une forme de concurrence par comparaison (on regarde ce qui se passe chez les voisins pour faire pression sur nos gouvernements sans que cela signifie que les entreprises sont plus mobiles !). Enfin la concurrence fiscale passe aussi par la manipulation de prix de transfert et autres techniques d’optimisation fiscale qui dépendent des écarts de taux d’imposition entre Etats.

Il existe en réalité plusieurs façons d’envisager un processus d’harmonisation de l’assiette de l’impôt sur les sociétés et, lors du Conseil ECOFIN de septembre 2004, décision a été prise de créer un groupe de travail ayant pour objectif de faire des propositions dans le sens de la mise en œuvre d’une assiette commune européenne… pour 2008 ! La solution la plus radicale, mais qui est généralement considérée comme attentatoire à la souveraineté des Etats, est celle d’une harmonisation complète des bases et des taux de l’impôt sur les sociétés. Une autre solution consiste à harmoniser de façon obligatoire ou optionnelle (le caractère optionnel est semble-t-il privilégié par la Commission européenne) les règles de calcul des bases imposables de façon à obtenir une base commune consolidée pour les groupes opérant au niveau européen avec la possibilité d’utiliser une formule permettant de répartir l’assiette consolidée entre les différents États en fonction de critères que l’on souhaite les moins manipulables possibles comme le montant des ventes, les effectifs ou encore le capital immobilisé. Le fonctionnement d’un tel système existe déjà dans des pays comme les États-Unis, le Canada ou la Suisse avec des adaptations locales.

Outre les problèmes techniques liés entre autres à la question de l’imputation des déficits enregistrés dans un Etat sur les bénéfices réalisés dans un autre État (les règles fiscales sont très différentes d’un pays à l’autre), la littérature économique et les expériences existantes montrent que les critères de répartition du bénéfice consolidé ainsi que leur pondération dans le calcul de la formule de répartition peuvent donner lieu à des stratégies d’optimisation fiscale. Rien n’empêche par exemple une entreprise de localiser les facteurs de production entrant dans le calcul de la formule de répartition de l’assiette consolidée dans des États où les taux d’imposition sont plus faibles pour payer moins d’impôt. L’harmonisation des bases imposables (ou la mise en place d’une assiette commune consolidée) ne signifie pas en outre que les taux d’IS seront harmonisés. Cependant, la perspective d’un tunnel de taux est sans doute la prochaine étape (l’expérience américaine montre bien qu’une harmonisation complète des taux n’est pas nécessaire). En effet, force est de constater que la baisse des taux effectifs d’imposition observée depuis une vingtaine d’années dans les pays de l’OCDE est concomitante à une baisse des taux nominaux d’impôt sur les sociétés, ce qui signifie que les seconds sont un déterminant essentiel des premiers…

La Commission européenne a cependant plusieurs fois réaffirmé que l’harmonisation des taux d’IS n’était pas à l’agenda. Il est évident qu’une base harmonisée et consolidée présente des avantages pour les entreprises qui la plébiscitent car elle réduit les coûts de mise en conformité liés à l’existence de 27 régimes fiscaux différents. De surcroît, l’avantage d’une telle harmonisation est d’introduire davantage de visibilité pour les investisseurs étrangers et cela n’est pas négligeable dès lors que l’on sait que ces derniers sont davantage soucieux de lisibilité et de simplicité que de rabais fiscaux. Les exercices de simulations sur les gains en termes de bien-être à attendre d’une harmonisation de l’assiette de l’impôt sur les sociétés sont cependant généralement assez faibles. Certains font cependant valoir que ces gains (certes réduits) sont pratiquement du même ordre que les effets d’autres mesures de libéralisation du marché intérieur comme la mise en œuvre de la directive sur les services. En réalité la question est essentiellement politique. Aucune unanimité ne sera atteinte compte tenu des oppositions formulées par des pays comme le Royaume-Uni ou la Pologne face à un tel projet. La solution est alors celle de la coopération renforcée instaurée par le traité de Lisbonne qui serait utilisée en matière de fiscalité. Peut-être est-ce là le principal succès à attendre d’une telle harmonisation.