Et pourquoi ne pas breveter les recettes de cuisine? edit

7 octobre 2013

Si l’on demande aux gens avertis s’il est normal de protéger l’inventeur ou le créateur artistique par des brevets ou des droits d’auteur, il est répondu oui de façon écrasante. Quand le coût de l’innovation est élevée et son coût de reproduction bas, quoi de mieux qu’un brevet ? Qui voudrait prendre la peine d’innover si dès le lendemain l’effort se retrouve chez un concurrent ? Et pourtant, cela fait partie de ces fausses évidences qu’il est utile de questionner.

Par exemple, Michelin ou Roquette dans les amidons savent habilement garder leur avantage compétitif par une politique du secret industriel, allant jusqu'à la maîtrise des machines et équipements. Par exemple, Apple (qui pourtant est devenu un vilain dans la protection de ses brevets) a souvent créé ses produits inventifs à partir de technologies déjà dans le domaine public ou bien issues d’un temps heureux où l’informatique n’était pas la proie d’une hyper-protection (la souris en son temps, les icones sur l’écran, l’écran tactile pour le téléphone). Il utilise tout à la fois le secret et le départ en premier. Par exemple, le gros de la recherche en pharmacie et le gros des véritables innovations, on l’ignore trop souvent, sont faits sur base de recherche publique, financée essentiellement par le système universitaire.

Deuxième raison, il y a quantité de domaines industriels où il n’y a pas de brevets, que ce soit par tradition, par absence de lobbys en faveur de la protection ou parce qu’il est plus difficile de rendre opposable une législation : le gros de l’industrie automobile (on protège l’arrondi carré des i-phones de Apple, mais pas le galbe de l’aile d’une BMW),  la banque ou l’assurance, la construction, l’architecture, l’industrie de l’habillement (quand Prada déposera-t-il un droit de propriété sur un dessin de robe ou un tissu ?), la recherche universitaire, les métiers de services. Tout cela sans parler des recettes de cuisine, des algorithmes (Pythagore aurait-il pu protéger son théorème ?) ou, dans un domaine plus sérieux, de la biologie et des sciences du vivant où une dimension éthique s’ajoute au problème. En fait, la très grosse part du PIB est produite sans système de brevets et les économistes sont bien en peine de dire pourquoi le brevet s’impose dans tel secteur et pas dans tel autre. Le critère « coût élevé d’innover + coût bas pour reproduire » est souvent mis à mal. Par exemple, la Suisse et l’Italie ont refusé pendant très longtemps qu’il y ait un système de brevets pour protéger leur industrie pharmaceutique, ce qui n’a pas empêché ces deux pays d’y développer une industrie très puissante et très féconde. Il en a été de même pour la Suisse encore et les Pays-Bas dans l’industrie agroalimentaire, ce dernier pays ayant aboli à la fin du XIXe siècle le système de brevets qu’il avait mis en place. Il faut voir là la base, après consolidation, des grands groupes que sont Nestlé et Unilever.

Également, parce que le système des brevets est devenu énormément coûteux pour l’économie : on enregistre 500 000 brevets par an aux États-Unis, ceci malgré un taux de refus proche de 40%. L’examen d’un brevet est chose délicate, nécessitant tout à la fois des connaissances scientifiques et une expertise juridique pointue (Einstein fut examinateur du Bureau suisse des brevets en son temps). Clairement, le système n’arrive pas à faire face, et les meilleurs des examinateurs filent chez les avocats spécialisés entretenir ou fabriquer du litige, ou, comme on va le voir, être embauchés chez les « maraudeurs de brevets ».

Enfin, parce qu’on pèse insuffisamment la double face du brevet. Il agit clairement comme une incitation à investir, mais aussi comme un frein à l’innovation : si on est menacé d’un procès coûteux dès qu’on regarde un domaine d’innovation potentielle, on attend sagement l’extinction du brevet. Conférer des droits de propriété intellectuelle, c’est aussi conférer une rente de monopole au premier qui a su déposer le brevet (ce qui d’ailleurs pénalise ceux qui choisissent les stratégies de secret ou de départ en premier). Le tenant de l’économie de marché est ici partagé : il aime les droits de propriété mais il déteste les obstacles à la concurrence. Comment trancher ?

Pour poser la question de façon non idéologique, disons que le brevet sera bon si on arrive à montrer que ses effets positifs l’emportent sur le négatif, et ceci davantage que pour d’autres méthodes de protection.

La recherche universitaire se penche de façon croissante sur cette question. On renvoie à la dernière livraison du prestigieux Journal of Economic Perspective (Volume 27, Number 1—Winter 2013)et les quatre articles qu’elle publie (librement disponibles sur internet !). Celui de Boldrin et Levine reproduit leur thèse hétérodoxe bien connue, à savoir qu’il faut purement et simplement supprimer tous les brevets. Il n’y a pas de preuve empirique que le système favorise l’innovation et la productivité, sauf à identifier la productivité avec le nombre des brevets, alors que les deux indicateurs ne sont absolument pas corrélés. Un système léger de brevets semble stimuler l’innovation mais avec des effets secondaires négatifs ; un système rigoureux, comme ce qu’imposent de plus en plus les tribunaux américains, a un clair effet négatif, qui verse des milliards de dollars dans la poche des avocats tandis qu’on constate un ralentissement général des innovations.

L’article de Petra Moser qui suit a une approche très historique, sachant qu’on ne peut faire le test de l’efficacité du système des brevets que sur la très longue durée. Là encore, il semble y avoir de fortes présomptions de son côté nocif. Pour remonter au XVIIIe siècle, quand James Watt mis au point sa machine à vapeur, son partenaire dans l’entreprise qu’ils avaient créée s’est dépêché, un peu comme le ferait un venture capitalist aujourd’hui, de déposer le brevet qu’il fallait pour protéger l’innovation. L’entreprise fut un succès énorme. Mais plutôt que d’améliorer au fil du temps sa machine, James Watt devint un vrai chicaneau, poursuivant en justice toute entreprise qui osait s’approcher de ce domaine industriel. La vraie envolée des innovations sur la technologie de la vapeur eut lieu au terme du brevet (de 14 ans à l’époque contre 20 ans aux États-Unis aujourd’hui) : l’industrie préféra s’organiser de façon collégiale, en permettant à ses ingénieurs de publier toute innovation dans des revues spécialisées, ce qui assura une succession de rapides progrès incrémentaux. Et au passage l’entreprise de Watt disparut. La similitude avec l’industrie de l’informatique est frappante : là aussi, les progrès ne se font pas par grands bonds en avant mais par une succession d’incréments où les ingénieurs s’appuient les uns sur les autres. Et même, les éruptions innovatrices qui conduisent à la création d’une nouvelle industrie proviennent rarement, si même jamais, de la protection par des brevets, mais résultent au contraire d’une effervescence concurrentielle. Ce n’est qu’après cette phase qu’émergent des groupes industriels puissants qui favorisent la protection des acquis plutôt que la poursuite des gains technologiques. Ceux-ci pourraient les menacer. Ces rentes bien protégées sont la base de la concentration de l’industrie, en raison des barrières à l’entrée ainsi érigées.

Bien malheureusement, l’industrie juridique fournit des instruments toujours plus puissants à des acteurs dont l’objectif premier consiste à déposer et stocker des brevets uniquement pour s’en servir comme moyen de chantage dans la guerre industrielle. On les appelle aux États-Unis des maraudeurs de brevets(patent trolls), très actifs dans le secteur du logiciel. Or le logiciel, sachant son omniprésence dans tous les processus industriels, ouvre un champ infini au développement des brevets. (On rappelle que l’Europe a réussi jusqu’ici à maintenir le logiciel en dehors du champ des brevets, malgré la puissance des lobbys en sens inverse.) Amazon a réussi à faire enregistrer un brevet sur son « one-click », qui pénalise tous les autres sites marchands sur internet. Quelle start-up voudrait, même si son cas est solide, risquer les coûts judiciaires d’une plainte en infraction à la propriété intellectuelle ? Autant accepter de traiter. L’article de Stuart et Vishnubhakat ("Of Smart Phone Wars and Software Patents"), qui se présente d’ailleurs comme une défense vigoureuse du système des brevets, écrit par deux experts auprès des cours de justice, détaille ce problème dans l’industrie des smartphones, et renvoie au match qui oppose Samsung à Apple.

Le système semble avoir atteint des limites. Certains proposent un raccourcissement sensible de la durée de vie des brevets. Deux des auteurs cités sont plus radicaux et suggèrent une remise en cause complète, laissant plus de place à la concurrence des idées et moins à la protection de monopole. Ne faut-il pas que nos législateurs commencent à les écouter ?