Piratage : on rouvre le dossier edit

2 février 2012

Après maintes hésitations, François Hollande a tranché : s’il emporte la Présidentielle, il supprimera la loi Hadopi. Au profit de quoi ? « Une grande loi signant l’acte 2 de l’exception culturelle » réconciliant internautes et créateurs. Jusqu’ici tout va bien. S’agit-il du retour vers la mythique licence globale ? Non, répond Aurélie Filippetti, qui s’occupe de la culture dans son équipe de campagne. François Hollande n’envisage pas cette solution qui suppose la dépénalisation de tout téléchargement et de tout échange entre particuliers. En revanche, il préconise de renforcer la lutte contre la contrefaçon commerciale, de favoriser des offres légales, de doper le financement des contenus par tous les intervenants dans la filière numérique, notamment les FAI (Fournisseurs d’accès internet), et éventuellement Google. Il envisage d’y faire également participer les usagers.

Schéma classique donc. On supprime Hadopi que la communauté internaute voue aux gémonies. On revient aux fondamentaux de l’exception culturelle française : mobiliser des fonds issus des distributeurs pour financer les contenus. Et on rajoute, comme pour le cinéma, la participation du consommateur.

Le volet « exception culturelle » s’inscrit dans une continuité, celle des obligations des diffuseurs audiovisuels, étendues maintenant à internet. Depuis 2007, les services internet qui distribuent des programmes de télévision sont assujettis au financement du COSIP (compte de soutien à l’industrie des programmes) ; cette obligation a engendré de multiples discussions avec les FAI sur les critères qui conduisent un opérateur à s’acquitter de cette taxe, mais le principe en semble accepté. Depuis 2010, enfin, les services de Médias à la demande (SMAD), vidéo à la demande ou télévision de rattrapage qui circulent sur le Net, sont tenus à des obligations d’investissements dans de la production audiovisuelle et cinématographique – quand leur chiffre d’affaires dépasse 10 millions d’euros. Et la taxe « Google » a figuré en 2010 dans la panoplie des revendications de certains acteurs de l’audiovisuel, notamment la SACD (elle propose aujourd’hui l’idée d’une taxe sur la bande passante).

Si cette démarche en faveur de l’exception culturelle rencontre l’accueil favorable unanime du monde politique, il n’en est pas de même pour La Commission européenne. Celle-ci n’est pas opposée à l’idée de trouver des mesures pour favoriser l’industrie des contenus, mais elle incline à déclarer illégitimes les taxes affectées aux opérateurs de télécoms pour soutenir l’industrie des programmes. Ainsi, en mars 2011, la taxe prélevée (à hauteur de 0,9%) sur le chiffre d'affaires des opérateurs télécoms qui avait été votée pour compenser la disparition de la publicité sur les chaînes publiques a été déboutée par Bruxelles. La Commission a décidé de renvoyer Paris devant la Cour de justice européenne – qui devrait se prononcer d'ici quelques années (deux ans et demi minimum). La guérilla entre acteurs des industries de l’image et les FAI devrait se poursuivre, ces derniers avançant avec la bienveillance de Bruxelles.

Quid de la musique, le secteur économique le plus touché, avec la presse, par le transfert des consommations vers l’univers numérique ? Ce secteur a été un ardent soutien de la riposte graduée. Plusieurs de ses dirigeants ont déclaré que l’action combinée de la dissuasion par l’Hadopi et de l’amélioration des offres légales (carte Musique, streaming ou de ventes en ligne d’œuvres musicales) constituait la bonne voie – une étude de l’International Federation of the Phonographic Industy indique que le nombre d’internautes utilisant les réseaux peer-to-peer pour consommer de la musique a baissé depuis la mise en œuvre d’Hadopi. Même si les ventes en ligne rapportent d’abord aux gros opérateurs de type I-Tunes, ou Universal, même si l’ensemble de la filière n’en perçoit encore que de maigres rémunérations, le moral des acteurs de ce secteur a retrouvé quelques couleurs. En effet, les offres numériques, qui ont cru de 25 % en 2011, semblent enfin fournir un relais de croissance. Dans ce secteur aussi, on voit aussi poindre l’idée de demander une contribution aux FAI pour financer la création. Ainsi, une taxe sur les télécoms permettra de financer le Centre national de la musique annoncé par Frédéric Mitterrand. Au total, en argumentant à partir de ces résultats, l’activité musicale, encore fragile, pourrait opposer une vraie résistance à l’abrogation de Hadopi.

Le choix de ne pas promouvoir la licence globale décevra beaucoup d’internautes. La clé de voute de ce dispositif, en effet, consiste à s’acquitter d’un péage de faible niveau (5 euros par mois ?) pour pouvoir échanger, sans limites et entre amis, musiques, films, séries, vidéos. L’opposition de la galaxie internet à Hadopi a toujours été motivée par son double aspect : sa mécanique répressive – coupure de la ligne internet comme ultime sanction –, associée à des formes d’investigation intrusive – le fameux filtrage qui permet de suivre la navigation de l’internaute. Mais, la raison de la passion anti-Hadopi est plus profonde, plus idéologique encore. Cette loi heurte une vision qui imprègne le Net : l’idéal du partage, la primauté de l’échange gratuit sur les liens marchands. Ce modèle puisé dans la généalogie de la révolution internet, activé par ses gardiens du temple (des informaticiens, webmasters, graphistes, journalistes du numérique et des geeks) s’est structuré au fil des ans et a survécu à la professionnalisation et à la concentration capitalistique des réseaux. Les géants du Net d’ailleurs continuent de le brandir comme emblème de la société numérique, ce qui ne les empêche pas de développer des modèles économiques performants… mais sans trop s’inquiéter des auteurs et créateurs.

La gauche entend adopter un modèle incitatif en stimulant, y compris à l’aide d’un financement public, les offres légales : en cela, elle marche dans le sillon déjà tracé, mais elle se débarrassera de l’encombrante politique de la riposte graduée. Aura-t-elle à cœur de lutter vigoureusement contre le téléchargement illégal, et si oui comment, ou pense-t-elle, comme certains internautes, qu’il s’agit d’une dépense d’énergie assez vaine finalement ? Frédéric Fillioux (Monday Note, 22 janvier) démontre que le piratage est une partie de l’écosystème du Net. Il raconte une soirée de 2009 dans un appartement bourgeois qui réunissait des artistes, des producteurs de télé ou d’images, et des journalistes. Tous étaient contre Hadopi, tous avouaient pirater abondamment, pour de bonnes ou mauvaises raisons : qui pour voir une série américaine indisponible en France, qui pour acquérir un logiciel de meilleur qualité, etc. Il reconnaît que le piratage fait beaucoup de mal à l’industrie des contenus, et révèle que selon une étude (State of Digital Piracy Study) ce braconnage représente 24% de l’usage de la bande passante mondiale (via les sites de partage comme BitTorrent, et les « cyberlockers » comme le fameux Megaupload). Comment lutter contre ce fléau ? Des trois voies possibles qu’il énumère –des actions judiciaires interminables, l’interdiction de l’accès (type Hadopi), la création d’offres légales alternatives – les deux premières, selon lui, « ne marchent pas », et seule la dernière lui semble limiter, et non évidemment éradiquer, les pratiques de piratage . Cette vision est partagée par beaucoup de spécialistes, comme si le combat entre des millions d’internautes à la virtuosité informatique inépuisable et les États était perdu par avance – les opérations de type fermeture de sites illégaux comme Megaupload et arrestation de ses dirigeants ne constitueraient ainsi qu’une péripétie parmi d’autres d’une guerre d’usure sans fin.

Le projet de François Hollande de fait reste très ouvert, car dès Hadopi mis à terre s’engageront de grandes manœuvres. La politique culturelle a toujours résulté d’une cogestion entre les pouvoirs publics et les organisations professionnelles du secteur, et on ne peut pas imaginer une seule seconde que la gauche échappe à ce rituel. Le feuilleton sur le couple infernal droit d’auteur/économie numérisée est donc destiné à connaître de multiples rebondissements. À nouveau.