Crise de la démocratie? edit

18 janvier 2017

Les candidats à la présidentielle multiplient les propositions qui remettent en cause le fonctionnement normal de la démocratie représentative. En effet, l’idée sous-jacente à l’ensemble de ces propositions – multiplication de référendums ou, dernière en date et la plus baroque, le « 49-3 citoyen » de Benoît Hamon – est que le choix majoritaire d’un candidat ou d’un parti élu sur la base de propositions ou d’un programme ne suffit plus à valider la totalité de ces propositions ou des éléments de ce programme pour la durée du mandat pour lequel ce candidat ou ce parti postulait.

Cette tendance vient de loin, elle est le résultat sur le plan politique, de ce que, dans leur jargon, les spécialistes de l’évolution des valeurs appellent l’individualisation. L’individualisation n’est pas l’individualisme, car elle est tout à fait compatible avec des engagements collectifs. Mais elle met au premier plan des valeurs les choix personnels. Cette tendance s’est d’abord développée, dans les années 1960, sur le plan des mœurs. À mesure que la sécularisation progressait, il est devenu de plus difficile à accepter, pour un nombre grandissant d’individus, de voir leur vie privée régie par des normes abstraites et prétendant à l’universalité. Ce libre choix revendiqué de ce qui relève du for privé s’accompagne logiquement d’une grande tolérance à l’égard des choix d’autrui : n’interdit pas aux autres ce que tu t’autorises toi-même. La tolérance à l’égard de l’homosexualité est la manifestation la plus spectaculaire de cette évolution : le pourcentage de Français qui trouvent ce choix « justifié » (en se plaçant en positions 8 à 10 sur une échelle en 10 positions) est passé de 12% en 1981 à 33% en 2008 ; à l’inverse le pourcentage de ceux qui le condamnent fortement (en se situant sur les positions 1  à 3) est passé de 61% à 29% !

Cette revendication du libre choix s’est progressivement étendue au-delà du for privé dont la limite est plus floue. De plus en plus de citoyens considèrent que leur environnement immédiat fait partie de leur sphère privée et qu’ils ont le droit inaliénable d’en contrôler l’usage. On en a aujourd’hui de multiples manifestations locales lorsque par exemple des habitants refusent l’installation d’un équipement public dont ils craignent les nuisances, même si celui-ci est censé répondre à l’intérêt général. La question de l’aéroport de Notre-Dame des Landes est un cas emblématique : malgré sa validation juridique, malgré une sanction par le suffrage universel au niveau départemental, les opposants ne désarment pas et, sûrs de leur bon droit, continuent de s’opposer avec virulence et au besoin par la force, au projet. Plus largement, des lois votées par le Parlement issu d’une majorité politique, continuent d’être violemment contestées même après leur approbation formelle. La loi El Khomri en est l’exemple le plus récent, mais beaucoup d’autres l’ont précédée.

Revenons sur la proposition de Benoît Hamon pour voir jusqu’à quelle dérive peuvent conduire les réponses de certains politiques à cette délégitimation de leur action. Le candidat à la primaire de la gauche ne promet rien de moins qu’un « 49-3 citoyen » qui permettrait à 1% du corps électoral, c’est-à-dire environ 400 000 électeurs, non seulement d’imposer l’examen d’un texte à l’Assemblée nationale, mais surtout de suspendre la promulgation d’une loi. Ce serait donc bien la dictature de la minorité qui pourrait s’imposer si on le suivait, à rebours complet du principe majoritaire qui fonde la démocratie.

Car, en effet, faut-il le rappeler, le principe majoritaire est au fondement de la démocratie moderne (voir l’article en ligne très documenté d’Olivier Beaud). Avant lui, prévalait, la règle de l’unanimité. Cette règle n’était viable que dans des communautés très homogènes, les communautés ecclésiales du Moyen-Âge par exemple, dans lesquelles il était difficilement envisageable pour un individu de briser le consensus, ce type de communauté que Durkheim disait régies par une « solidarité mécanique ». Dans les sociétés différenciées, à « solidarité organique », la règle de l’unanimité n’est plus praticable et c’est pourquoi, par un processus tout simplement pratique et rationnel, la règle majoritaire s’est peu à peu imposée.

Elle fut ensuite théorisée comme un principe de la démocratie au travers de la théorie du consentement (Locke). Le consentement unanime étant impossible à réaliser, pour qu’une communauté puisse exister comme un corps unique, une nation par exemple, il faut que les individus qui la composent consentent à suivre la volonté de la majorité. C’est bien cette logique du consentement qui semble aujourd’hui se fissurer. Ce recul du consentement de la minorité a des causes qui vont certainement bien au-delà de la perte de légitimité des élites. Comme on l’a suggéré au début de ce papier, elle est aussi le fruit d’un lent délitement du sentiment d’appartenance collective lié à l’évolution des valeurs.

Ce n’est donc pas, à lui seul, le fonctionnement imparfait de la démocratie qui expliquerait qu’elle soit contestée. Elle l’est d’ailleurs effectivement : en 2008, l’enquête sur les valeurs a révélé un niveau élevé de critiques à son égard (mais les questions portaient plus sur son efficacité que sur les principes de son fonctionnement). Pourtant, dans les démocraties modernes, la règle de la majorité ne se traduit pas par le déni de tout droit à la minorité. Dans le fonctionnement idéal de la démocratie majorité et minorité forment un couple antagoniste mais indissociable et la minorité d’un jour a vocation à devenir la majorité de demain. Mais c’est également ce modèle dual, ce balancier régulier de la démocratie, qui sont remis en cause sous bien des aspects. Il n’y a plus une, mais des oppositions, une tripartition voire aujourd’hui une quadripartition de la vie politique se fait  jour ; plus fondamentalement, les citoyens se reconnaissent de moins en moins dans leurs représentants politiques. C’est bien sûr là le point-clé.

Revitaliser la vie démocratique est donc certainement un enjeu majeur, presque totalement absent d’ailleurs des propositions de la droite républicaine. Mais il y a bien des façons de le faire qui ne conduisent pas à répudier le principe majoritaire, ni à vouloir le consolider artificiellement à coups de référendums successifs qui ne font en réalité que l’affaiblir. Dans un article précédent de Telos, Elie Cohen, Gérard Grunberg et Bernard Manin ont montré tous les défauts de cette procédure référendaire. Il faut donc imaginer d’autres moyens et, à cet égard, une des seules bonnes réformes de François Hollande a été d’instaurer le principe de non-cumul des mandats. Mais on peut certainement pousser la réflexion beaucoup plus loin.

Listons simplement quelques pistes de réflexion d’inégale importance. Est-il sain pour la démocratie que des hommes politiques cumulent des fonctions, non seulement entre plusieurs mandats électifs à un instant donné, mais aussi tout au long de leur vie ? Ne faut-il pas restreindre le nombre de mandats auxquels on peut prétendre dans le temps ? Cela contribuerait fortement au rajeunissement et au renouvellement du personnel politique.

Est-il normal qu’une large partie du corps électoral, celle qui vote pour le Front National, ne soit pour ainsi dire pas représentée à l’Assemblée nationale, en tous cas pas à la mesure de son poids effectif dans l’opinion ? Ces électeurs peuvent avoir légitimement le sentiment d’appartenir à une minorité dont les droits, au nom d’une application aveugle du principe majoritaire, sont bafoués et ce sentiment peut les conduire à remettre en cause les principes mêmes de la démocratie. Introduire une dose de proportionnelle pour que le pays légal soit plus en phase avec le pays réel paraît nécessaire.

Il y a certainement d’autres réformes institutionnelles envisageables que celles – rajeunissement et renouvellement plus rapide du personnel politique et meilleure représentation de la diversité politique – qui ont été évoquées ici.  Mais, en dehors de la proposition démagogique de Benoît Hamon, la réflexion au sujet de la légitimité de la représentation politique est presque totalement absente du débat présidentiel. Les principaux candidats soit ignorent le sujet – aveuglement qui est une manifestation supplémentaire de la distance qui se creuse entre les citoyens et leurs représentants – soit semblent considérer que le temps utile de leur quinquennat ne pourra plus être qu’extrêmement court, comme s’ils avalisaient l’idée que le fondement du régime démocratique – le consentement de la minorité – était définitivement caduc.