Le clivage gauche-droite est-il dépassé? edit

9 juin 2017

Les caractéristiques idéologiques très particulières de l’électorat macroniste affaiblissent significativement la capacité du clivage gauche/droite à structurer le champ idéologique. C’est ce que montre la récente enquête électorale IPSOS/Cevipof datée du 1er juin. La constitution de cet électorat produit cet affaiblissement de trois manières différentes. En en émoussant le tranchant, en en brouillant la clarté et en lui opposant un clivage nouveau.

Pour simplifier l’analyse, nous n’avons retenu que les intentions de vote aux élections législatives de cinq électorats, France insoumise (FI), PS, En Marche (LREM), Les Républicains (LR) et FN, l’électorat communiste différant très peu idéologiquement de l’électorat FI, celui de EELV très peu de l’électorat socialiste tandis que celui de l’UDI est proche de celui de LR.

Du clivage gauche/droite au continuum gauche/droite

Sur certains thèmes, l’électorat LREM se positionne au centre, transformant le clivage gauche/droite en un continuum gauche/droite. Ce continuum apparaît sur les thèmes sociaux, qu’il s’agisse de la redistribution, de la réduction du nombre de fonctionnaires ou de la perception des comportements des chômeurs. Ainsi, par exemple, les répondants qui sont d’accord avec la formulation « les chômeurs pourraient trouver du travail s’ils le voulaient vraiment » représentent 13% des électeurs de FI, 21% de ceux du PS, 35% de LREM, 48% de LR et 51% du FN. Ceux qui sont d’accord avec la formulation « en matière de justice sociale, il faudrait prendre aux riches pour donner aux pauvres » représentent 72% de ceux de FI, 52% de ceux du PS, 31% de ceux de LREM, 16% de ceux de LR mais 41% de ceux du FN.

Le continuum gauche/droite se retrouve également à propos de la conception de l’exercice du pouvoir politique. Ainsi, s’agissant de l’item « la France devrait avoir à sa tête un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du Parlement et des élections », les électeurs qui approuvent cette formulation représentent 28% de FI, 33% du PS, 44% de LREM, 50% de LR et 51% du FN. La composante « homme providentiel » de la personnalité politique d’Emmanuel Macron, ainsi que son rejet des partis et son affirmation selon laquelle le régime de la Ve République n’est pas parlementaire, trouvent ainsi un fort écho chez ses électeurs potentiels. La position centrale occupée par les électeurs macronistes sur ces différentes questions atténue ainsi la profondeur du clivage gauche/droite.

La déstructuration idéologique du clivage gauche/droite

Jusqu’ici, deux grands ensembles de valeurs, les valeurs universalistes (humanistes et libérales culturelles) et les valeurs économiques, se rabattaient, les unes et les autres, sur le clivage gauche/droite. Les électeurs qui adhéraient aux valeurs universalistes se situaient clairement à gauche de ce clivage tandis que les libéraux économiques se situaient clairement à droite. L’irruption du « macronisme » perturbe très fortement cette structuration. Les électeurs macronistes se situent en effet tantôt d’un côté du clivage et tantôt de l’autre. Tandis qu’ils partagent très largement les valeurs universalistes, se situant alors du côté des partis de gauche, ils partagent tout aussi largement les valeurs du libéralisme économique, se situant alors aux côtés des partis de droite. Ainsi, à propos des questions relatives aux immigrés, ces électeurs se situent aussi nettement à gauche que ceux de FI et du PS. C’est notamment le cas sur les items suivants : « l’immigration est une source d’enrichissement culturel », « l’islam est une menace pour l’Occident », « les enfants d’immigrés nés en France sont des Français comme les autres », « il y a trop d’immigrés en France », « en matière d’emploi, on devrait donner la priorité à un Français sur un immigré ». Sur ce dernier item, par exemple, les électeurs qui sont en accord avec cette formulation représentent 22% des électeurs FI, 20% des électeurs socialistes et 26% des électeurs macronistes, mais 58% des électeurs LR et 86% des électeurs FN. On retrouve la même structure à propos du rétablissement de la peine de mort. Les électeurs favorables à ce rétablissement sont 17% de ceux de FI, 14% de ceux du PS, 20% de ceux de LREM, mais 52% de ceux de LR et 73% de ceux du FN.

En revanche, si nous observons les attitudes à l’égard de la politique économique, l’électorat macroniste se situe clairement du côté des électeurs des partis de droite. Ainsi sur l’item « pour faire face aux difficultés économiques, l’Etat doit faire confiance aux entreprises et leur donner plus de liberté », les électeurs qui sont en accord avec cette formulation représentent 24% de ceux de FI, 47% de ceux du PS, 78% de ceux de LREM, 83% de ceux de LR et de 59% de ceux du FN. Ici, les électorats LREM et LR sont semblables.

Nous avions antérieurement caractérisé le macronisme comme une pensée politique social-libérale, c’est-à-dire comme une synthèse de deux grands ensembles de valeurs que le clivage gauche/ droite avait opposées jusqu’ici, le libéralisme économique, classé à droite, et le libéralisme culturel, classé à gauche. S’appuyant sur des études d’opinion antérieures à l’élection présidentielle, certains analystes assuraient que la force du pouvoir organisateur du clivage gauche/droite était telle que cette synthèse politique ne pouvait trouver sa traduction au niveau électoral, interdisant la constitution d’un large électorat social-libéral. Cette étude dévoile au contraire la formation d’un tel électorat à l’occasion des élections législatives de 2017. Elle confirme par là même le caractère décisif de l’offre en politique.

L’offre social-libérale d’Emmanuel Macron a permis à un grand nombre d’électeurs, venant de droite et surtout de gauche, de rompre avec une structuration du champ idéologique qui leur était imposée par le système partisan et qui opposait ces deux dimensions essentielles de la pensée libérale, affaiblissant du même coup la prégnance du clivage gauche/droite. Contrairement à certains commentaires qui niaient la spécificité et la réalité de cette nouvelle offre politique, la séquence électorale en cours suggère fortement que cette offre répondait à une demande latente dans l’électorat. La constitution d’un tel électorat constitue ainsi une rupture importante au niveau de la structuration des idéologies politiques qui pourrait modifier durablement la nature des affrontements politiques.

Mais par un étonnant paradoxe, c’est au moment où pour la première fois se constitue en France un large électorat libéral à la fois culturellement et économiquement que la troisième composante du libéralisme, le libéralisme politique, semble beaucoup moins assumée du fait du désir de « verticalité » du pouvoir qui est exprimé par de nombreux électeurs macronistes, loin d’une vision du libéralisme qui privilégie le parlementarisme et le rôle des partis politiques et traduit une grande méfiance à l’égard du pouvoir d’un seul. Tout se passe ainsi comme si notre problème collectif avec le libéralisme, après s’être formulé dans la partition quelque peu schizophrène entre un libéralisme économique porté par la droite et un libéralisme culturel porté par la gauche, se retrouvait sous une autre forme (des choix économique et sociétaux libéraux, un pouvoir fort), et qu’elle était internalisée au sein de LREM. Cette contradiction n’est pas forcément explosive mais elle pourrait fragiliser à terme la construction politique du président Macron du fait des ambiguïtés de son électorat vis-à-vis d’un vrai libéralisme.

La concurrence du nouveau clivage société ouverte/société fermée

L’offre macroniste ne constitue pas seulement la réalisation d’une synthèse nouvelle des deux libéralismes, empruntant à la fois à la gauche et à la droite et brouillant ainsi le clivage gauche/droite. Il tire aussi sa spécificité et sa force de sa défense explicite du projet européen, acceptant l’affrontement avec les souverainistes et dessinant ainsi un clivage concurrent, le clivage société ouverte/société fermée, clivage dont il occupe l’un des deux pôles, le Front national occupant l’autre. Lors du second tour de l’élection présidentielle, ce nouveau clivage s’est manifesté clairement, la nouvelle offre correspondant, ici aussi, à une demande latente dans l’électorat. Par exemple, invités à dire, dans l’hypothèse où l’on annoncerait demain que l’Union européenne est abandonnée, s’ils éprouveraient « de grands regrets, de l’indifférence ou un vif soulagement », les électeurs de LREM sont 86% à choisir la première option, ceux du PS 78%, ceux de LR 63%, ceux de FI 48% et ceux du FN 9%. Sur ce nouveau clivage, Emmanuel Macron peut donc compter sur des soutiens au centre-gauche comme au centre-droit, ce qui explique pour partie la très nette victoire qu’il a remportée sur Marine Le Pen. La question européenne divisant profondément à la fois la gauche et la droite, l’apparition de ce nouveau clivage concourt au processus d’affaiblissement du clivage gauche/droite.

Cette évolution se confirmera-t-elle dans les années à venir ? On peut le penser. Certes, après la déroute des partis traditionnels en 1962, s’était reformés progressivement une bipolarisation gauche/droite et un nouveau système partisan qui ont remis en cause la stratégie de rassemblement autour d’un homme – ni gauche ni droite – qui avait été celle du général de Gaulle. Mais si demain la stratégie Macron se heurtait à de graves difficultés, le retour d’une bipolarisation gauche/droite signifierait qu’auraient été refondées une gauche et une droite de gouvernement. Or on ne perçoit pas clairement pour l’instant sur quelles bases politiques une telle recomposition pourrait s’effectuer, d’autant plus que le processus de décomposition n’est pas encore arrivé à son terme !