Les États sont-ils gardiens des Traités européens ? edit

4 octobre 2010

« Le gardien des Traités, c’est le peuple français », a affirmé sans ciller le très spontané secrétaire d’État aux affaires européennes français en réponse à la volonté exprimée par la Commission d’engager une procédure d’infraction au droit de l’Union contre la France pour ce qui concerne la politique menée contre les Roms. Cette petite phrase relève soit d’une ignorance qui ne serait pas anodine, soit d’un choix délibéré ce qui serait tout aussi grave. Quoiqu’il en soit elle ignore superbement soixante années de construction européenne.

Lorsque Robert Schuman prononce le 9 mai 1950 sa déclaration ouvrant la voie de la construction de l’Union européenne, il introduit l’idée qu’une simple organisation inter-étatique ne peut suffire mais qu’il doit lui être adjoint une autorité chargée de représenter l’intérêt européen. Pour le Traité de 1957, la toute première des tâches de la Commission est de veiller « à l’application des dispositions du présent Traité ainsi que des dispositions prises par les institutions en vertu de celui-ci. ». Ce même Traité donne à la Commission le pouvoir de saisir la Cour de Justice en cas de manquement d’un des États membres au respect du droit européen. Depuis 1957, tous les traités successifs ont repris mot pour mot ces formulations.

On est donc bien ici au cœur du modèle européen : contrairement à ce qui se passe dans les relations internationales entre États, les engagements pris se traduisent par des obligations précises dont l’exécution est contrôlée par le juge. Le respect de la règle de droit européenne par les États n’est pas optionnel, facultatif. Il ne s’agit pas de s’engager la main sur le cœur à l’occasion de tel ou tel sommet et de repartir chez soi en oubliant les promesses faites. Et la réalité du contrôle ne dépend pas de la bienveillance des autres États membres puisque c’est la Commission qui est chargée explicitement du devoir de rappeler à l’ordre les États membres récalcitrants et d’engager des procédures juridictionnelles le cas échéant.

Les révisions successives des Traités n’ont fait que renforcer ce pouvoir de saisine du juge par la Commission. Le Traité de Maastricht a introduit la possibilité de demander une condamnation à des pénalités financières pour un refus d’exécution d’un premier arrêt de la Cour. Le Traité de Lisbonne lui-même accroît ces pouvoirs en simplifiant les procédures d’infraction et en renforçant les pénalités financières encourues. Est-ce un comportement masochiste des États membres qui, après tout, sont les seuls à faire les Traités ? Non, car en réalité c’est bien l’intérêt de chacun que le droit européen soit pleinement appliqué. Si chaque État membre pouvait s’affranchir des règles ou seulement en différer l’application alors le risque de dumping est grand, par exemple en choisissant d’être moins regardant en matière de règles environnementales. Avec l’élargissement, dans une Union comprenant 27 États membres et 27 systèmes juridiques différents, une mise en œuvre correcte du droit européen est encore plus cruciale.

Le droit présente l’avantage pour les États comme pour les citoyens d’expliciter les droits et les obligations qui s’imposeront à eux. Il apporte la sécurité d’un contrat clair qui devra être respecté. Rappelons que les États-membres sont au sein du Conseil co-législateurs avec le Parlement européen. Le contenu de la législation européenne est donc décidé par eux. La certitude que ce droit sera appliqué de façon uniforme dans l’Union est la contrepartie de la perte de souveraineté que représente l’adhésion à l’Union. Mais c’est aussi la condition même de l’acceptation de compromis. En effet, comment entrer dans une négociation si on ne peut être certain qu’une fois l’accord conclut, la loi du plus fort continuera de sévir ? Dès lors, de même qu’il n’y a pas de petit ou grand citoyen, il n’y a pas dans l’Union de petit ou grand État membre quand il s’agit de respecter le droit européen. Le rôle de gardien des Traité dévolu à la Commission est en réalité un rôle de gardien de la confiance qui doit régner entre les États membres.

Enfin, on soulignera que le respect du droit de l’Union européenne n’est pas seulement une tâche confiée à la Commission : chaque juge de l’Union est juge garant de l’application du droit de l’Union et il doit écarter les dispositions nationales qui lui sont contraires. Peut-être que c’est en ce sens qu’il fallait entendre la phrase du secrétaire d’État français, rappelant aux magistrats qui jugent « au nom du peuple français » qu’ils étaient eux aussi gardiens des traités... précaution superflue, ils avaient déjà annulé certaines décisions d’expulsion !