L’Europe à la carte ? edit

7 juillet 2008

L'UE ne peut continuer ainsi. Que le Traité de Lisbonne soit ou non adopté, le référendum irlandais nous aura appris une chose : l'unanimité et l'uniformité appartiennent au passé. L'UE est maintenant trop diverse pour attendre de tous ses États-membres la ratification d’un traité ou un engagement dans toutes ses activités. Faut-il pour autant imaginer une Europe à la carte ?

Les Etats-membres ont des visions divergentes sur l'UE et ils sont de plus en plus divisés sur ce à quoi ils sont prêts à souscrire. L'Union doit-elle être un grand marché, une simple zone de sécurité sans frontières, comme le souhaitent la Grande-Bretagne, les pays scandinaves, et une bonne partie des pays d’Europe centrale et orientale ? Doit-elle au contraire se fonder sur des valeurs communes, avec des frontières identifiables s’arrêtant avant la Turquie, la Géorgie et l'Ukraine, comme le pensent l’Allemagne, la France, l’Autriche et d’autres pays continentaux ? Doit-elle être plutôt une union fondée sur des droits et ouverte à tous les pays en voie de démocratisation, comme l’espèrent la Commission, les ONG, et des philosophes comme Jürgen Habermas ? Et peut-elle aussi être un acteur stratégique global promouvant la démocratie, le marché, les droits de l’Homme, quelles que soient ses frontières—comme l’ont proposé des dirigeants européens et nationaux ?

L'UE a judicieusement transformé son slogan « toujours plus unis » en « l’unité dans la diversité ». Mais cette unité est elle-même en question. Le Non irlandais, en arrêtant le compromis institutionnel du Traité réformateur, risque de rouvrir le débat sur ce que l'UE doit être alors même qu’il devrait porter sur ce que l'UE doit faire. C’est aux politiques, et non aux institutions, qu’il faut s’intéresser aujourd’hui si l'on veut que l’UE avance. Quoi qu'il advienne du Traité de Lisbonne, cela ne résoudra pas le problème fondamental, qui est : comment articuler les différentes visions nationales de ce que doit être l’UE ?

Il y a une solution : renoncer à l'unanimité et à l'uniformité. C’est plus facile que l'on pourrait le penser, puisque l'UE a déjà violé le principe d'unanimité dans les nombreux domaines où la décision est prise à la majorité qualifiée. Et l’UE a déjà renoncé à l'uniformité dans d’autres domaines que le Marché Unique. Ainsi, le Royaume-Uni et Danemark n’ont-ils signé le Traité de Maastricht qu’avec une clause d’opt-out. L’espace Schengen inclut des États non membres de l’Union, comme l’Islande, la Norvège, et bientôt la Suisse, alors que des États-membres comme le Royaume-Uni et l’Irlande restent en dehors – comme le feront aussi temporairement la Bulgarie et la Roumanie. Le Danemark n'est pas membre de la Politique européenne de sécurité et de défense. La zone euro ne comprend que 15 membres de l'UE 27. La liberté de mouvement des travailleurs ne concernera la Roumanie et la Bulgarie que dans six ans. Le Traité de Lisbonne, s’il était adopté, exempterait la Grande-Bretagne et Pologne de la Chartes des droits fondamentaux.

Les États-membres eux-mêmes ont aussi reconnu l'impossibilité d'un avenir uniforme et sur lequel on s’accorderait à l’unanimité, en introduisant dès le Traité d’Amsterdam le principe de coopération approfondie au sein de groupes privilégiés. Le Traité de Lisbonne entérine cette possibilité avec une « coopération structurée permanente » entre deux pays ou davantage pour la politique de défense et sécurité, et sur d’autres sujets une « coopération renforcée » pour neuf pays ou davantage.

Si l'UE devait reconnaître officiellement, par un traité, l'intégration différenciée qu'elle a elle-même créée, si elle abandonnait la règle d'unanimité pour les traités, elle pourrait résoudre nombre de ses problèmes institutionnels. Sans la règle d'unanimité, les Etats-membres pourraient s’accorder par un vote à majorité qualifiée sur les grands problèmes politiques, avec des opt-out négociés occasionnellement pour les États-membres qui émettraient des réserves légitimes sur leur participation à un domaine politique donné. Dans les domaines où le suffrage à majorité qualifié ne fonctionne pas mais une où coopération renforcée pourrait le faire, les Etats-membres pourraient poursuivre et approfondir leur intégration.

Pour les membres éventuels à la périphérie de l'UE, la question de l'adhésion ne serait plus un choix entre dedans et dehors, mais entre quels domaines. Cela permettrait d’éviter le « big bang » de l'accession (ou du rejet) après de longues années négociation, en offrant la possibilité de s’imprégner progressivement des modes de décisions collective de l'UE consensuelles, en garantissant l'implémentation des règles communautaires, et en promouvant une démocratisation progressive.

Des pays situés à la périphérie de l'UE, mais aussi des États participants mais non membres comme la Norvège, l’Islande, et la Suisse, pourraient en outre être séduits par un nouveau privilège jusqu’ici lié à l’adhésion : la participation institutionnelle. Un droit institutionnel de s’exprimer et de voter, dans les domaines auxquels les pays participent, est nécessaire : pour que les décisions politiques soient acceptées comme légitimes, il faut que tous les participants aient une place à la table des négociations pour exprimer leurs inquiétudes et faire valoir leurs préférences. Mais c'est aussi essentiel pour garantir la légitimité démocratique du processus de prise de décision au sein de l’UE et par là son pouvoir d'attraction.

Une fois abandonnés les principes d'unanimité et d'uniformité, l'adhésion à l’UE ne serait plus est un tout ou rien. Au-delà de certaines conditions fondamentales – une démocratie respectueuse des droits de l’Homme et une participation au Marché  Unique, les Etats-membres choisiront de plus en plus les « politiques communes » qui les intéressent. Le résultat sera une adhésion différenciée. Cela ne doit pas suggérer, cependant, que l'UE sera une « Europe à la carte »,  comme le souhaitent les libéraux. Il ne s’agit pas non plus d'encourager les partisans d’un « noyau dur », avec un menu unique. Mais plutôt, d’élaborer un « menu européen », tout le monde s'asseyant autour de la table pour partager un plat principal (le Marché Unique), avec la possibilité de choisir les desserts et les entrées.