Front populaire: un octogénaire sans anniversaire edit

10 décembre 2016

On peut penser ce que l’on veut du Front Populaire. Virage historique majeur ; début d’un ensemble de difficultés ; composition politique alambiquée ; embrasement social préoccupant ; explication de la guerre qui va arriver ; racines d’une pacification des relations sociales. Chacun ses idées. 1936 reste, en tout cas, dans tous les esprits, un jalon capital, glorifié ou déploré, de l’histoire sociale du pays. TOn ne peut donc que s’étonner de son non-anniversaire en 2016. En particulier par un gouvernement de gauche.

La France aime pourtant les célébrations. Il existe même un très officiel guide annuel des commémorations nationales. Certaines années sont riches d’évidences. En 2015, on a pu célébrer la fin de la seconde guerre mondiale et l’organisation de la sécurité sociale. Les 70 ans du vaisseau amiral de la protection sociale à la française n’ont pas donné lieu à des feux d’artifice mais à une mobilisation des caisses et des régimes, ponctuée par un grand colloque conclu par le Président de la République. Ce qui n’est jamais rien.

2016 aurait pu être l’occasion de nombreuses cérémonies. Il y en avait potentiellement pour tous les goûts : 70 ans du commissariat général au plan (plusieurs fois rebaptisé et refondu), du statut de la fonction publique, ou encore de la création du CNPF (ancêtre du MEDEF). Mais si on va au-delà des 70 ans pour aller jusqu’aux 80 ans, une référence s’impose : le Front populaire. Pourtant 2016 n’aura pas soufflé de bougies sociales.

Revenons à l’histoire. Après les manifestations nationalistes du 6 février 1934, dans un contexte d’effervescence politique, sur fond de vifs affrontements au Parlement et dans la rue, le programme du Front populaire est publié en janvier 1936. Sa victoire aux législatives du printemps éveille un immense espoir dans le camp des travailleurs et des craintes symétriques dans celui du patronat. Un vaste mouvement de grève dans tous les secteurs laisse augurer, rêver ou craindre (c’est selon) une révolution sociale. Des réformes substantielles sont décidées. Des femmes (trois) entrent au gouvernement. En juin, dans les suites des « accords Matignon », plusieurs textes amènent une nouvelle substance au droit social tout en transformant la vie des gens : reconnaissance de la liberté syndicale, élections des délégués du personnel, généralisation des conventions collectives, semaine de travail de 40 heures, deux semaines de congés payés. En juillet, alors que la scolarité obligatoire est portée à 14 ans, l’accès à une retraite est organisé dans les mines à 65 ans. Tout l’été – ceci ayant peut-être été rétrospectivement monté en mythologie ouvrière – des ouvriers sillonnent les routes à vélo et découvrent les plaisirs des vacances. C’est le temps des congés payés et des auberges de jeunesse, sous l’impulsion du sous-secrétaire d’Etat à l’organisation des loisirs et des sports (sic) Léo Lagrange.  

Tout n’est pas rose pour autant. La période connaît les tensions de la guerre d’Espagne, les échecs économiques et la nécessité de dévaluations, les spectres des fascismes qui s’étendent en Europe. D’aucuns pourraient mettre en avant des ressemblances avec les conflits qui concernent directement la France aujourd’hui en Libye ou en Syrie, avec des problèmes économiques qui ne s’atténuent pas, avec l’affirmation des populismes. Les parallèles sont néanmoins largement anachroniques. Les Jeux olympiques de Berlin n’ont pas grand-chose à voir avec ceux de Rio. Les menaces fascistes ne sont pas de même nature que les menaces islamistes. Les chocs économiques n’ont ni la même intensité ni les mêmes origines. Il n’en reste pas moins qu’à 80 années d’intervalle, on peut assurément parler de périodes troubles, dans les deux cas.

2016 aurait pu être l’occasion d’une comparaison, d’une mise en perspective, d’interrogations sur le sens du progrès social, son contenu, son rythme, ses « pauses » (pour reprendre l’expression de Léon Blum en 1937). Or 2016 n’a pas été l’occasion de la célébration, même critique, ni de la seule évocation. Il faut dire que le pouvoir en place s’est empêtré dans sa loi travail. La gauche, en 1936, s’appuyait sur une dynamique de grève pour faire avancer ses idées et propositions. La gauche, en 2016, a dû se confronter à une grève contre la mise en œuvre de ses nouvelles idées.

Quelques hommages ponctuels ont tout de même été rendus, par exemple le 1er mai (date symbolique) devant la statue de Léon Blum dans le 11e arrondissement à Paris. Mais peu d’affluence et peu d’effusion. Le Président de la République a prononcé un discours lors d’un colloque « la Gauche et le pouvoir », le 3 mai 2016. François Hollande a alors bien souligné que la date correspondait au 80e anniversaire de l’avènement du Front populaire, comme d’ailleurs aux 35 de la victoire de François Mitterrand en 1981, ou encore aux presque 20 ans du succès de Lionel Jospin aux législatives de 1997. Mais peu de reprise et peu d’ouverture de débats. En juin, le ministre de l’Economie, Emmanuel Macron, a lui été accueilli par des jets d’œuf lors d’une visite à Montreuil pour dévoiler un timbre anniversaire. Quelques rencontres ont bien été montées, comme, en novembre, un colloque organisé à HEC avec la fondation Jean Jaurès. Mais au fond, rien de très ambitieux, ni de très visible.

On ne peut que le déplorer. Non par nécessité de tout commémorer ni pour forcément glorifier, mais simplement parce qu’il est bon de connaître et discuter son passé, afin de savoir vers quoi l’on peut raisonnablement se diriger.

Il y a, bien évidemment, une double raison à cette non-commémoration. La première tient d’une gauche de gouvernement affaiblie, qui craint les critiques de sa propre gauche, dite « frondeuse », notamment en raison du caractère non populaire de ses décisions. La deuxième tient de la potentielle récupération des avancées populaires de 1936 par un tout autre front, national et populiste. Deux élections présidentielles auront passé, dans dix ans, pour l’anniversaire du front populaire nonagénaire. La célébration, raisonnée, sera alors peut-être davantage de mise.