À quoi sert le populisme de gauche? edit

5 mai 2017

Jean-Luc Mélenchon n’a pas vraiment choisi sa position (« sans moi ! ») pour le second tour de l’élection présidentielle car il pouvait difficilement faire autrement. Mais loin de l’exonérer de sa responsabilité, cette situation est accablante, rétrospectivement si l’on peut dire, pour toute sa trajectoire depuis qu’il a rompu avec le Parti socialiste.

Pourquoi M. Mélenchon a-t-il brutalement liquidé son fonds de commerce « antifasciste » ? L’explication communément avancée est qu’il aspire à l’hégémonie de son mouvement sur la gauche, au détriment du PC et du PS, et qu’il a besoin pour cela d’apparaître comme le meilleur opposant au probable président Macron, le seul qui n’aura pas appelé à voter pour lui. Et il essaie d’accréditer l’idée que cette intransigeance dans l’indignation dégagiste prime sur le barrage au FN, puisqu’il y a peu de chances que Mme Le Pen soit élue.

Il aura du mal à convaincre ses électeurs — je ne parle pas ici de ses militants — de ce raisonnement : même en supposant que Mme Le Pen n’a aucune chance, il n’y pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que l’écart entre Emmanuel Macron et Mme Le Pen sera un facteur essentiel de la composition de la prochaine Assemblée, pour ne pas dire de tout le quinquennat, car cet écart sera la mesure de l’envergure du nouveau président, de sa capacité à tourner la page du « système », entendons un bipartisme essoufflé et perturbé par un FN conquérant.

En effet, dans la recomposition majeure du système partisan qu’a ouvert le résultat du premier tour, le poids du FN au Parlement sera une donnée essentielle. Beaucoup de scénarios sont possibles mais, d’une manière ou d’une autre, il y aura un groupe En Marche important, un groupe socialiste réduit mais significatif, des élus de droite nombreux mais profondément divisés. Selon que le FN sera puissant ou misérable, la recomposition du système partisan n’aura pas les mêmes résultats. Or, le jeu des triangulaires entraîne des effets de cliquet tels qu’une petite variation du vote FN à la hausse ou à la baisse peut donner une variation énorme du nombre de députés FN. Un groupe FN conséquent (100/120 au lieu de 30/50) permettrait la formation d’un pôle de droite dure, et un durcissement stérile du « conflit des deux Frances » que le système précédent a produit et entretenu. Au contraire, un FN contenu permettrait l’ouverture du jeu politique et la conversion au réel du débat politique : un peu moins de peur et d’indignation, un peu plus de rationalité et d’espoir. Mais ce n’est pas tout.

Le plus accablant pour M. Mélenchon n’est pas qu’il ait fait un choix contestable, mais qu’il y ait été conduit par la logique de sa position.

La nasse dans laquelle il s’est mis est la suivante : le principal sujet du second tour, c’est l’Europe. Faut-il jouer la carte de la relance de l’UE ou en sortir ? Faut-il sortir de l’euro, de l’OTAN ? Faut-il continuer de défendre la liberté des peuples à l’est de l’Europe, face à l’agression russe contre l’Ukraine et la Moldavie, aux menaces russes contre les Pays Baltes et la Bulgarie, aux dérives populistes et xénophobes en Hongrie ? Vaut-il mieux une monnaie unique et une Europe plus solidaire ou est-ce en reprenant notre liberté que nous réussirons ? Est-il réaliste de prétendre répondre à la crise migratoire à l’échelle nationale, ou considérer qu’elle ne peut être réellement surmontée qu’à l’échelle européenne, qu’il faut certes mieux mesurer la gravité des problèmes à l’échelle nationale, mais pour en porter la solution à l’échelle du continent ?

La question européenne est l’enjeu de la campagne parce que c’est cette question qui concentre tout ce qui oppose M. Macron et Mme Le Pen. Or sur cette question la vision et le discours de M. Mélenchon sont identiques à ceux de Mme Le Pen : hostilité à l’UE et à l’OTAN, sortie de l’euro, levée des sanctions contre la Russie et reconnaissance de l’annexion de la Crimée. Sur tous ces points, les différences entre eux sont négligeables : pas le même scénario de sortie de l’euro, mais le résultat serait le même, pas de sortie complète de l’OTAN pour Mme Le Pen. Rien d’essentiel, tout au plus pourrait-on remarquer que le poutinisme de Mme Le Pen a le mérite de la sincérité, alors que M. Mélenchon essaie de faire oublier son alignement servile sur le Kremlin (Ukraine, Pays Baltes, Syrie, Venezuela) en ergotant sur la différence entre la Russie et son tsar.

Et la VIe République, et l’immigration, objectera-t-on ?

Bien sûr, M. Mélenchon a son point d’honneur de gauche, et a développé un écolo-keynésianisme séduisant qui n’est pas le keynésianisme xénophobe. Mais ces clivages sont des poulies qui tournent à vide, car le programme de démocratie directe de M. Mélenchon est un gadget, tout comme le discours anti-immigrés et la « priorité nationale » de Mme Le Pen sont de pures incantations, qui n’ont guère d’application plausible. La priorité nationale est anti-constitutionnelle, la diminution de l’immigration, si tant est qu’elle soit techniquement réalisable, ne résoudra pas et au contraire exacerbera la vraie question à laquelle le FN apporte de fausses solutions : la relance de l’intégration et la lutte contre l’OPA hostile du fondamentalisme sur les musulmans de France, qui sont par la très grande majorité des Français musulmans.

Allié malgré lui du FN, M. Mélenchon ne peut que se taire, mais il est l’auteur et le responsable de son suicide politique. Un collègue spécialiste de l’extrême-gauche a émis cette formule profonde : le mouvement de Mélenchon est un NPA qui a réussi (là où Besancenot avait succombé aux divisions ataviques du trotskisme). Mais ce succès est tout autant un échec. Il ne sert et ne peut servir à rien. Sauf peut-être à affaiblir une gauche démocratique qui n’a pas besoin de cela.

Au-delà du jugement politique, ce populisme de gauche que M. Mélenchon espérait hisser au second tour a-t-il un avenir dans notre système politique ? Je ne le crois pas. La France insoumise est un feu de paille, comme la montée éphémère des gauchistes à 10% dans le sillage des grèves de 1995, parce qu’il n’a pas la capacité (ni la volonté ?) de s’incruster dans le paysage électoral, comme le Front National a su le faire avec une patience opiniâtre depuis 1965. Imagine-t-on une « dédiabolisation » du chavisme lyrique de Mélenchon ? L’indignationnisme face à la mondialisation a des ressorts durables, la panique environnementale (au demeurant justifiée), l’extrême difficulté pour les jeunes d’entrer dans la vie professionnelle, et aussi le complotisme diffus et le cloisonnement social générés par les réseaux sociaux. Mais la défiance et l’indignation ne peuvent pas gagner les élections, à la différence de la peur et de la haine, même si les deux peuvent converger dans le désir de « renverser la table ». L’abstention le 7 mai sera un indicateur de la pertinence de cette analyse. Je parie pour un taux de participation normal.