Comment Mélenchon a ravi le vote de la jeunesse edit

3 mai 2017

30% des électeurs de 18-24 ans ont apporté leurs suffrages à Jean-Luc Mélenchon le 23 avril[1]. Autrement dit, par une mobilisation de dernière minute ou un changement de pied, le vote protestataire des jeunes, que l’on croyait acquis à Marine Le Pen, s’est tourné vers le leader des Insoumis. Davantage de jeunes se sont portés vers lui que vers Emmanuel Macron (18%), et la part de jeunes votant pour le Front national est tombée à 21%. Le bulletin Mélenchon est gagnant dans cette catégorie d’âge alors qu’il ne figure qu’en second choix (24%) pour les 25-34 ans, devancé par Emmanuel Macron (28%).

Les contours sociaux de ce vote sont à méditer. Jean-Luc Mélenchon atteint des scores assez voisins chez les cadres (19%), les professions intermédiaires (22%), les employés (22%), les ouvriers (24%). Le niveau de diplôme n’est pas davantage vraiment discriminant, puisque le résultat est de 20% chez les électeurs bac + 3 et 17% chez ceux qui ont un niveau en-dessous du bac. Le facteur le plus distinctif du vote des Insoumis concerne les revenus : Mélenchon capte 16% des suffrages des électeurs de plus de 3000 euros par mois et 25% de ceux dont le revenu est de moins de 1250 euros. Ses meilleurs scores se font, sans surprise, dans des terres traditionnellement acquises à la gauche communiste : il arrive par exemple en tête à Toulouse, dans le département de Seine-Saint-Denis (34%) et même dans les 19e et 20e arrondissements de Paris.

Le vote des enseignants fournit un éclairage supplémentaire[2]. Certes, il se dirige en premier lieu vers Emmanuel Macron (38%). En revanche, chez les enseignants de moins de 40 ans, Jean-Luc Mélenchon (29%) fait jeu égal avec ce dernier. Les professeurs de lycée technologique (27%, score identique au leader de En Marche), et, dans le supérieur, les maitres auxiliaires et les contractuels (30%, assez loin devant Emmanuel Macron, 26%) sont tout particulièrement séduits par l’ancien ministre délégué à l’Enseignement professionnel. Dans cette désaffection des enseignants à l’égard de la gauche de Benoît Hamon, on peut lire le rejet de certaines politiques du quinquennat, comme celle des rythmes scolaires et la réforme du collège.

Dans « la tentation des extrêmes » qui caractérise le vote juvénile, attitude pro Le Pen et attitude pro Mélenchon divergent par leur ancrage. Le vote frontiste est fortement présent dans la classe ouvrière, et notamment chez les jeunes ouvriers – il concerne « cette jeunesse peu visible, qui est sortie du système scolaire de façon précoce, celle qui habite les campagnes et les territoires périurbains » (voir l’article d’Anne Muxel dans Telos). Le choix des jeunes en faveur de Mélenchon repose sur une base sociale composite et semble d’abord mu par des émotions : colère, déception, sentiment de précarité et de déclassement, que ce dernier soit une réalité objective ou simplement une hantise. Il s’inscrit aussi dans un spectre intellectuel, celui de la tabula rasa – « le dégagisme », la volonté de destituer les pouvoirs en place, un terme utilisé dans la révolution tunisienne de 2011.

Tout se passe comme si, acculés dans les derniers jours à faire un choix, une partie conséquente des 18-24 ans avaient décidé de jouer le ni-ni, ni le libéralisme mondialisé, qu’incarnerait Emmanuel Macron, ni le Front national, vote auquel on impute volontiers une inclination raciste. Opter pour Mélenchon est alors apparu comme le moyen de proclamer son rejet du système sans tomber dans la compromission avec un parti à l’image sulfureuse. Ensuite, la sémantique exaltée du leader des Insoumis peut sûrement attirer une jeunesse en quête de Graal politique. Après avoir proclamé que Fillon, Macron ou Le Pen « allaient leur faire cracher du sang », il s’emballe avec des accents bretchiens : « Je connais votre colère. Je veux en être la voix progressiste et humaniste. Nous devons séparer la République des lobbies qui menacent l’environnement et notre santé, stopper la toute-puissance de la finance, abolir la monarchie présidentielle et les privilèges de la caste qui dirige tout. »

On peut s’étonner cette figure tutélaire s’autoproclamant héros du peuple contre les élites, usant d’un lyrisme ampoulé contre « les ennemis de la République » et accordant une nouvelle impulsion à l’idée de « socialisme dans un seul pays », ait pu séduire à ce point la jeunesse française. On pensait cette posture encalminée dans les oubliettes de l’histoire, tant elle est associée à des heures tragiques. Et bien non. On pensait la jeunesse en quête de relations horizontales et communautaires. Et bien non.

Cependant, dans cette déferlante « mélenchonesque », distinguons ce qui relève d’une dynamique du « vote utile » de ce qui a affaire à une conviction idéologique, distinguons le vote inconscient du vote en conscience. À partir du moment où l’électorat de Benoît Hamon semblait se réduire comme peau de chagrin, se déporter vers Jean-Luc Mélenchon obéissait à une logique arithmétique, et n’obligeait pas à s’attacher dans le détail au projet du líder máximo. Pourtant, pour partie, on peut déceler dans ce vote une filiation intellectuelle : celui des mouvements sociaux de 2016.

Souvenons-nous de mars-avril 2016 : « El Khomri, ta période d’essai est finie », « Ta loi est pourrie : les jeunes ne sont pas des esclaves », « Sacrifiée pour la flexibilité », « La nuit c’est pour baiser, pas pour bosser », « La précarité n’est pas un métier »Les slogans portés par la jeunesse étudiante qui, à l’époque, défilait dans la rue, déclinaient une même angoisse : celle de la précarité de l’emploi, la hantise de ne pas pouvoir s’insérer dans la société et de s’autonomiser financièrement.

Souvenons nous de Nuit debout, ce happening de la place de la République en phase avec la mobilisation contre la loi Travail. S’y articulait un arrière-fond politique radical concocté à la Bourse du Travail autour de François Ruffin et Frédéric Lordon, le retour à un syndicalisme de lutte de classes, le même qui a été exprimé par la CGT lors du Congrès de Marseille, avec un appui à sa branche anarchiste (convergence des luttes issues de la base, appel à la grève générale, actions directes qui ne s’interdisent pas la violence). Clairement impopulaire, la loi Travail incarnait aux yeux de beaucoup de Français le malheur qui s’abat sur le pays : la précarité réelle, potentielle (pour les étudiants), une sorte d’épée de Damoclès existentielle qui risquait de solder le modèle social Français. La CGT a manifesté publiquement son soutien à Nuit debout. « Comptez sur la CGT pour que la grève soit une réalité » énonce Philippe Martinez le 28 avril sur la place de la République. Jean-Luc Mélenchon l’avait d’ailleurs précédé : « Je ne veux pas récupérer le mouvement et je serai très fier que le mouvement me récupère ».

Autour de ce noyau politique, se sont greffés des mouvements sectoriels (les intermittents du spectacle, les luttes féministes, des LGBT, des mobilisations du secteur de la santé, de l’agriculture biologique, de la cause animale, de la cause palestinienne, etc). Parallèlement, l’agora s’est ouverte à l’expression des subjectivités (chacun avait droit à son instant de vérité) et a accueilli des événements festifs artistiques, concerts ou expositions. En agglomérant diverses composantes, Nuit debout mariait l’anarcho-syndicalisme et le post-modernisme.

La radicalité d’une fraction de la France étudiante est bien réelle et on en repère les racines. Si près de la moitié des nouvelles générations aujourd’hui accède à l’enseignement supérieur, ce passage par l’Université est loin de garantir à tous une insertion rapide – pourtant le diplôme universitaire est un sésame pour l’emploi dans la majeure partie des cas. Pas mal de jeunes connaissent une post-adolescence qui s’éternise et leur conquête de l’autonomie économique procède par étapes (études et expériences) éventuellement réversibles. Une part importante des jeunes travaille pendant leurs études, les emplois dans les livraisons à domicile et les services offrant des débouchés : ces jobs mal payés et peu protégés souffrent des ambigüités entourant la nouvelle économie de services organisée autour des plateformes. Enfin, la labellisation « diplôme de l’enseignement supérieur» peut être tenue pour un trompe-l’œil, car elle embrasse un ensemble disparate de parchemins, dont certains ont une valeur dérisoire.

L’esprit insurrectionnel insufflé par Mélenchon et planant sur le pays peut donc perdurer ou même s’accentuer : une fraction éduquée mais précarisée de la jeunesse pourrait alors, comme en 2016, porter mains fortes au mouvement syndical lorsqu’Emmanuel Macron, s’il est élu, entamera les réformes annoncées. À moins que. À moins que le leader des Insoumis perde sa superbe aux yeux de la jeunesse étudiante en pratiquant, comme il le fait, l’art de l’énigme à propos de son vote du second tour des Présidentielles. Peut-il, sans abîmer son image morale, passer de la figure du guide suprême à celle de la pythie dont il faut interpréter les transes ? Depuis sa non qualification pour le second tour, Jean-Luc Mélenchon a laissé percevoir une fragilité inattendue.

 

[1] Sondage IPSOS effectué après les résultats du premier tour des Présidentielles.

[2] Sondage IFOP du 16-19 avril.