Schengen à l’épreuve des révolutions arabes edit

29 avril 2011

L’afflux récent de migrants à Lampedusa a conduit Silvio Berlusconi et Nicolas Sarkozy à demander une suspension temporaire de la libre circulation dans les pays de l’UE confrontés à des vagues de réfugiés et de migrants illégaux. Une telle mesure serait de la folie. L'UE a besoin de plus de mobilité, pas moins.

Lampedusa est une île magnifique, située plus près de l'Afrique du Nord que de la Sicile. Au cours des deux derniers mois, elle a été envahie par des migrants, principalement en provenance de Tunisie. Dès le début de la crise, le gouvernement italien a demandé que l'UE s’implique, sous la forme d'une opération de partage de la charge. Cette demande a été accueillie avec scepticisme par les États membres comme l'Allemagne, qui fournissent le statut de réfugié à sept fois plus de personnes que l'Italie en proportion de la population résidente. Elle a également été contestée par le président Sarkozy, qui craignait un afflux massif de migrants clandestins ; les autorités françaises sont allées jusqu'à bloquer un train à Vintimille pour empêcher les migrants – qui avait entre temps reçu un permis de séjour temporaire italien – de traverser la frontière, comme prévu par les accords de Schengen.

En réponse à une lettre de Berlusconi et Sarkozy, la Commission européenne travaille sur une réforme des accords de Schengen dont le contenu sera divulgué le 4 mai. Il est prévu qu'elle permette une « suspension temporaire » de la libre circulation des personnes d'un pays de l'espace Schengen dans des « circonstances exceptionnelles », notamment quand il est confronté à des vagues d'immigrants illégaux et de demandeurs d'asile. Cette réforme pourrait marquer une première étape vers le démantèlement des accords de Schengen, au moment précis où l'UE a besoin d’encourager la mobilité de ses citoyens pour restaurer la croissance. Un citoyen de l’UE sur 200 change de résidence chaque année, contre 7% des citoyens non-UE et 5% aux États-Unis. Dans le même temps, les écarts des taux de chômage sont beaucoup plus grandes entre pays européens qu’entre les États américains. Ainsi, l'Europe pourrait profiter beaucoup plus que les États-Unis d'un renforcement de la mobilité et la réaffectation de la main-d'œuvre vers des zones de faible chômage. En outre, les accords de Schengen ont un rôle très important à jouer pour façonner une identité européenne, et ainsi renforcer la coopération dans des domaines cruciaux tels que la défense, la politique étrangère et les politiques environnementales.

Lampedusa nous dit en réalité qu'il n'y a pas d'alternative à une politique migratoire coordonnée au niveau de l'UE. Toutes les mesures prises jusqu'à présent par les gouvernements italien, français et allemand n’ont fait qu'empirer les choses. Les remarques brutales des politiques promettant de fermer les portes à cette nouvelle vague d'immigrants n’ont fait que révéler l’impuissance des gouvernements nationaux.

Les citoyens de pays dont le revenu par habitant ne représente qu'un dixième de ceux des pays les plus pauvres de l'UE, et qui prévoient de migrer, ne peuvent être découragés par les rodomontades d'un homme politique, surtout quand on sait que les politiciens ont régularisé massivement les dernières migrations. Ce n’est pas beaucoup plus raisonnable de promettre une récompense à ceux qui restent à la maison. Ces personnes n'ont pas hésité à risquer leur vie pour atteindre l'Europe, ce qui a certainement beaucoup plus de valeur que les 1500 euros offerts par Sarkozy et le ministre italien des Affaires étrangères Franco Frattini à ceux qui prendraient le chemin du retour.

Une Europe divisée n'a aucune chance de réguler ces flux, ce qui est la seule chose que puisse faire une politique de migration réaliste. En fait, une Europe divisée dans les politiques migratoires et la volonté d'avoir un marché commun du travail interne risque fort d’avoir à gérer des flux illégaux beaucoup plus importants que si elle coordonait ses politiques envers les migrants.

Le problème est que les frontières méridionales de l'UE sont celles de pays qui ne sont plus la destination préférée des migrants. L'Espagne traverse la pire crise de l’emploi de son histoire récente et son secteur de la construction, principal fournisseur d'emplois pour les migrants, subit une restructuration radicale. L'Italie connaît également des taux de chômage à deux chiffres et, bien que son marché immobilier ne se soit pas effondré, le secteur de la construction ne va pas très bien, tout comme l'agriculture, autre source typique d'emplois pour les migrants non qualifiés venus d'Afrique du Nord. La Grèce connaît une récession beaucoup plus brutale que tout autre pays de l'UE. Les gouvernements de ces pays du Sud ont toutes les incitations pour accorder aux immigrants illégaux un permis temporaire, sachant que la plupart d'entre eux ne sont que des migrants de transit, qui comptent aller ailleurs. Et le fait même que ces permis temporaires soient délivrés incite plus de gens à quitter les côtes tunisiennes, dans l'espoir d’obtenir un statut même temporaire.

Les conséquences transnationales des politiques migratoires sont inévitables. Ce n'est pas la première fois qu'elles se produisent, mais c’est sans doute la première fois qu'elles ont une telle visibilité. Voici quelques précédents. La Finlande a renforcé ses restrictions sur l'immigration en 2004, en réaction à la position plus restrictive adoptée par le Danemark en 2002, qui a conduit beaucoup de migrants à opter pour la Finlande. Le Portugal a adopté des dispositions plus restrictives en 2001, juste après les réformes mises en œuvre par l'Espagne en 2000. Et l'Irlande a choisi une approche plus restrictive en 1999, après deux réformes au Royaume-Uni en 1996 et 1998.

La seule façon de contrôler les migrations est de poser des restrictions réalistes à la mobilité internationale du travail, et de telles restrictions ne peuvent être adoptées qu’en tenant compte des retombées inévitables dans toutes les juridictions. Cela signifie des politiques de quotas, et précisant les moyens de remplir ces quotas, décidées à l'échelle de l'UE. Les gouvernements nationaux sont réticents à déléguer l'autorité sur ces sujets. Jusqu'à présent, ils n’ont accepté de vote à la majorité qualifiée que sur les mesures de lutte contre la migration illégale, laissant régir les décisions concernant les restrictions à l'immigration légale par les règles de l'unanimité – comme si l'immigration légale et l’immigration clandestine n’étaient pas les deux faces d'une même médaille.

Une politique commune de l'immigration serait mieux appliquée, parce que les contrôles les plus efficaces ne sont pas ceux effectués aux frontières, mais sur le lieu de travail, en traquant ceux qui exploitent illégalement les immigrés clandestins. En outre, une Europe unie peut conditionner un ensemble de mesures de soutien à la Tunisie (ou tout autre pays d'où proviennent les flux) sur sa coopération dans la lutte contre l'immigration clandestine. Une Europe divisée ne permet aux gouvernements que d’user de la tactique de diviser pour mieux régner, par exemple en opposant l'Italie et la France, comme cela s'est produit lors de la crise de Lampedusa.

Une majorité d'Européens, selon l'enquête Eurobaromètre, se déclare en faveur d’une délégation aux autorités supranationales des pouvoirs en matière de migration. Mais les politiques nationaux se sont liés les mains, comme Ulysse et les sirènes, et ils ne comprennent pas que la délégation est le seul moyen efficace de réguler les migrations. En prétendant que celles-ci se jouent au niveau national, les politiques sont pris en otage par des mouvements xénophobes. Si quelqu’un a à perdre à la mise en place d’une politique migratoire à l’échelle européenne, ce sont bien ces mouvements, qui y perdraient un bouc émissaire facile. Mieux vaut alors procéder rapidement, avant que les partis des « vrais » Finlandais ou autres ne gagnent encore plus d’influence en Europe.

Une version anglaise de ce texte est publiée sur le site de notre partenaire VoxEU.