Pour survivre, la City devra se réinventer et le Royaume-Uni rester ouvert edit

4 octobre 2016

Avant le référendum du 23 juin, les financiers de la City de Londres plaidaient vigoureusement pour le maintien du Royaume-Uni dans l’Union Européenne. Ils pensaient avoir gain de cause mais se réveillèrent avec une sérieuse gueule de bois le 24 au matin. Toujours pragmatiques, les financiers disent aujourd’hui que les affaires se poursuivront, pourvu que le Royaume-Uni parvienne à obtenir de ses partenaires le maintien de l’essentiel du « passeport » dont disposent les institutions financières opérant au Royaume-Uni pour commercialiser leurs produits sur le continent. C’est très optimiste. Déjà, la contrepartie d’un maintien du passeport européen pour les produits financiers serait un degré élevé de liberté de circulation des citoyens de l’UE, en flagrante contradiction avec le motif principal du vote populaire. De plus, la négociation sur les futurs échanges du Royaume-Uni avec l’UE ne pourra sérieusement commencer qu’après la sortie du pays, donc en 2019, et s’étalera probablement sur plusieurs années, tant elle sera complexe et sujette aux aléas politiques (1). Pour la finance encore plus que pour d’autres secteurs, time is of the essence et, à l’exception des institutions spécialisées sur le marché britannique lui-même et de celles dont la clientèle est déjà largement extra-européenne, ce qui est le cas de nombre de Hedge Funds, on aura fait ses bagages bien avant la fin des négociations. 

S’il fallait ajouter une raison de plus pour être pessimiste sur l’avenir de la City dans sa configuration actuelle, on la trouverait dans l’impréparation totale du Cabinet de Mme Teresa May. Ainsi, s’adressant au Forum de l’OMC le 27 septembre, M. Liam Fox, ministre du Commerce international, affirmait que son pays avait ses propres « listes », terme du jargon de l’OMC désignant l’ensemble des règlementations tarifaires et non tarifaires dont un pays use dans ses échanges commerciaux. Or, ces listes sont communes à tous les pays de l’UE, et leur retranscription en droit britannique sera une tâche herculéenne, car elles feront l’objet des négociations avec les 28 pays restant dans l’UE et seront sujet à contestation de la part de n’importe quel membre de l’OMC, lors du moindre changement de virgule. De listes, le Royaume-Uni n’en a pas la première ligne, en réalité.

Dans une tribune publiée le 18 août sous le titre « La City déclinera » (2), Nicolas Véron, chercheur au Peterson Institute ainsi qu’à Bruegel, prévient que la City risque de se vider de ses talents. Détaillant les arguments précédents et en ajoutant bien d’autres, d’ordre règlementaire en particulier, il conclut que, faute d’accès privilégié à l’immense marché que représente l’Union Européenne, aussi bien en termes d’épargne à gérer – un flux de l’ordre de 750 milliards d’euros par an – que de capitaux à lever, la City se marginalisera. Il ajoute un argument plus subtil, lié à ce qu’on appelle l’effet de réseau. La force de la City tient avant tout à la concentration de talents venus de tous les pays du monde, attirés par la grande diversité des opportunités, la fluidité du marché, ses salaires élevés, mais aussi par la conviction que « c’est là que les choses se passent ». En finance du moins, ce phénomène se nourrit des relations sociales qu’on tisse entre le West End, le Square Mile et Canary Wharf et peut se comparer à l’attirance de tous les « geeks » du monde pour l’effervescence de San Francisco et de la Silicon Valley. Le point crucial avancé par Véron est que cet effet de réseau est symétrique et se retournerait contre la City si d’importants établissements financiers décidaient de relocaliser leurs services sur le continent ou en Irlande, ce qui est probable. Le cœur de l’écosystème de la City, les femmes et les hommes qui lui assurent sa réussite, s’affaiblirait rapidement.

La cause semble entendue et, déjà, les places financières européennes déroulent le tapis rouge pour accueillir la crème de la City. Ainsi, l’Autorité des Marché Financiers française vient fort opportunément de créer un programme d’accueil pour la FinTech, réduisant la durée des formalités d’enregistrement et d’approbation à seulement deux semaines, le « 2WeekTicket » (3).

Il y a cependant une faille potentielle dans le raisonnement qui conclut au déclin par assèchement de la City : elle fait l’hypothèse d’un statu quo de l’offre de la City, ce qui est aussi peu probable qu’une rapide négociation.

L’histoire même de la City amène en effet à apprécier sa flexibilité et sa capacité à se réinventer. Son essor mondial fut indirectement causé par la décision du président Kennedy en 1963 de taxer les investissements financiers, les obligations en particulier, pour tenter de rééquilibrer la balance des paiements des Etats-Unis. S.G Warburg, la merchant bank (banque d’investissement dans la terminologie d’aujourd’hui) londonienne fondée par le banquier allemand Siegmund Warburg en 1946, comprit vite que les grandes entreprises seraient intéressées à émettre des obligations en dollars à l’extérieur des Etats-Unis, pour éviter que ses préteurs ne subissent le prélèvement à la source sur les obligations, jusque-là émises aux US. La City devint rapidement le laboratoire des eurobonds, promis à un immense succès. Bon exemple de flexibilité et d’opportunité.

Il y a plus instructif encore. La décision de Margaret Thatcher de dérèglementer la City, le Big Bang de 1986, causa la faillite de toutes les merchant banks qui faisaient la gloire de Londres depuis le 18e siècle. La plus ancienne, Barings, fut la dernière à sombrer en 1995, écrasée par les pertes de son trader Nick Leeson. La rationalité du Big Bang était forte : les métiers de la banque d’investissement étaient aussi compartimentés et règlementés que les professions artisanales au Moyen Age, rendant le système inefficace et générateur de rentes. De là à sacrifier sa propre industrie, il y a un pas que bien peu de dirigeants politiques auraient osé franchir et, pourtant, il est à l’origine du succès de la City moderne : si les merchant banks anglaises disparurent, toutes les grandes institutions financières du monde, à commencer par les américaines, s’installèrent à Londres, alimentant progressivement l’effet de réseau évoqué plus haut et donnant à la City son statut de première place internationale de la planète, que le lancement de l’euro renforça plus encore.

Cette fois, l’agilité de la City pourrait consister à se diversifier hors de la finance vers les métiers et activités au croisement des technologies numériques, à commencer par l’intelligence artificielle, des neurosciences et de la génétique. En réalité, Londres a déjà commencé à prendre le virage, en réaction à la baisse de la profitabilité de la finance, causée par le tour de vis règlementaire post crise de 2008. Ce n’est pas un hasard si Google décida dès 2013 de créer un ensemble de bureaux de 100 000 m2 pour son QG européen entre les gares de Kings Cross et St. Pancras, tout près du monumental centre de recherche génétique Francis Crick ouvert cette année. Les projets architecturaux en cours de développement à Londres, comme le 22 Bishopgate dans le Square Mile, sont conçus non pour accueillir les immenses salles de marché des grandes banques d’investissement, mais des start-up créatives, dont les acteurs circulent et ne viennent pas forcément travailler tous les jours à 6h30 du matin, comme le note son architecte Karen Cook lorsque, prônant une architecture plus humaniste, elle explique que le « 22 » sera « une plateforme pour le travail fondé sur les idées » (4).

Pour que la City, forcée de réagir à la sortie programmée de l’UE, en plus de la re-règlementation financière, réussisse sa reconversion vers les technologies digitales, une condition cruciale devra être remplie: il faudra que le Royaume-Uni reste au moins aussi ouvert qu’il l’est aujourd’hui aux talents du monde entier. En 2015, 63% des étudiants en mastère ou doctorat de l’Université de Cambridge, la meilleure université scientifique du monde selon certains classements, étaient étrangers. La famille de Sigmund Warburg avait fui l’Allemagne nazie en 1930. Demis Hassabis, Mustafa Suleyman et Shane Legg ne se seraient pas rencontrés à University College London, et n’auraient pas fondé DeepMind, si les frontières du Royaume-Uni avaient été fermées, à leurs parents ou à eux-mêmes. On ne peut pas dire que l’ambiance politique du moment, fortement teintée de xénophobie, garantisse cette condition d’ouverture. Sans elle, l’effet de réseau qui caractérise aussi bien la finance que les technologies numériques ne se manifestera pas, et l’avenir sombre prédit par Nicolas Véron risquera fort de se réaliser. 

1. Andrew Benito de Goldman Sachs considère que la négociation finira par aboutir à un « accord sur mesure » qui n’entrerait en vigueur que vers 2025, en ajoutant à la durée de la négociation les délais de ratification par les Parlements des 28 pays de l’UE et le Parlement Européen (note de recherche du 29 septembre 2016). La position exprimée le 2 octobre par Teresa May est cohérente avec ce scénario.
2. Nicolas Véron, « The City will decline—and we will be the poorer for it », Prospect, 18 août 2016.
3. « The AMF is creating a dedicated welcome programme for management firms and FinTech companies based in the UK: AGILITY », site de l’AMF, 28 septembre 2016.
4. Karen Cook, « Any tall building is a big responsibility », The Architects’ Journal, 16 août 2015.