Pourquoi tant d’intermittents ? edit

14 mars 2006

Aujourd’hui, les activités artistiques sont dotées d’un puissant pouvoir d’attraction, et ne semblent plus réservées aux ambitions de jeunes de banlieue. Une partie des enfants de la moyenne ou grande bourgeoisie aspire à y développer une activité. Les engorgements du système de l’intermittence reflètent à la fois les contradictions culturelles du capitalisme, entre logique productiviste et individualisme hédoniste, et la situation dans la société française faite aux jeunes adultes pour qui, quitte à être « précaire », autant l’être dans un métier créatif.

Quand les diplômes universitaires sont dévalués et ne garantissent en rien ni une carrière, ni même un emploi (le niveau licence, par exemple, procure 33 % de « chances » de devenir cadre dans les cinq ans après son obtention, et 13 % d’être chômeur), alors « autant prendre du plaisir » ! Cette démarche, autrefois, pouvait apparaître comme une dissidence à la reproduction sociale et les parents souvent la décourageaient ; aujourd’hui ils la soutiennent par réalisme : les emplois culturels ont crû, et le système de l’intermittence, qui garantit sous certaines conditions le relais entre deux périodes d’emploi, vaut bien, et parfois mieux, celui des Assedic. En 2001, comme le rappelait récemment Pierre-Michel Menger, le montant moyen d’indemnisation journalière des intermittents du spectacle était supérieur de 50 % à 70 % à celui de l’ensemble des chômeurs. Ces métiers sont ainsi devenus des soupapes pour freiner la mobilité sociale fluctuante des enfants de milieux privilégiés.

Alors que le nombre des emplois a augmenté de 7,3 % entre 1982 et 1999, le nombre des comédiens et artistes dramatiques a cru de 244 % pendant cette période (passant de 6760 à 23 240), et 67 % d’entre eux ont moins de 40 ans. Le nombre des autres artistes comme les auteurs ou les plasticiens, dont le régime ne relève pas de celui des intermittents, s’est aussi développé mais de façon plus modeste. L’intermittence a pris son essor dans le sillage de l’audiovisuel, du cinéma et du spectacle vivant, secteurs en forte progression au cours des 20 dernières années. La production de films de cinéma d’origine française est passée de 97 en 1995 à 167 en 2004 ; pendant cette période, le nombre d’heures de production audiovisuelle aidée a presque doublé, allant de 2152 heures à 3929 heures, le documentaire composant à lui seul plus de la moitié de ce volume (2256 en 2004). Mais l’afflux des intermittents ne peut s’apprécier uniquement à l’aune des moyens financiers qui se sont déversés sur les industries de l’image et du spectacle. Plus que tout, ils collent aux valeurs hédonistes de l’époque.

La famille moderne oscille entre deux idéaux : la famille de battants organisée pour l’amélioration des conditions de chacun dans un parcours rationalisé qui se projette souvent sur le long terme ; la famille-histoire, pour laquelle la qualité des relations personnelles entre chaque membre prime sur le projet de mobilité ascendante : chacun doit trouver au sein de l’unité familiale les conditions d’un accomplissement de soi, chaque personnalité mérite respect, les qualités d’authenticité et d’expression de soi sont stimulées. La plupart des familles adhèrent pour leur progéniture à un projet personnel – qui définit l’enfant par ses qualités propres – et à un projet positionnel (une position dans les groupes de sexe, d’âge, de l’institution scolaire), mais « ce qui les distingue, ce sont les formes de pondération entre ces deux principes, et surtout les moyens dont elles disposent pour les mettre en œuvre », comme l’indique François de Singly. Loin d’être conçu comme l’imposition autoritaire d’un modèle de comportement, le système éducatif moderne est donc tourné vers la personnalité latente de l’enfant que les parents aident à développer et à consolider. Dans une telle perspective, tout talent artistique est encouragé, comme autant d’atouts pour l’épanouissement et la construction de l’individualité. Et il trouve un relais dans le maquis des filières artistiques installées au sein du système scolaire et les abondantes formations privées qui ont éclos ces dernières années. Ainsi, détaché de l’image maudite qui lui collait autrefois, l’artiste bénéficie d’une délicate aura dans une société qui cultive le talent expressif de soi.

L’écrivain François Flahaut explique ainsi que l’artiste « est devenu l’équivalent de ce que fut le saint : un individu dont émane quelque chose qui dépasse le domaine des biens marchands, qui produit des traces, des restes précieux ». Il résonne comme un hymne au désintéressement dans une époque où triomphe l’économie marchande. Un insoumis qui peut faire profession de sa révolte. Un sage qui préfère l’accomplissement de sa vocation à ses besoins matériels. Un être d’exception qui entend témoigner, plutôt que de suivre les chemins moutonniers de la réussite sociale. La société unanimement encense l’activité artistique, et d’ailleurs lui attribue un sens nouveau : plutôt que l’œuvre et ses qualités esthétiques, c’est l’inscription dans une expérience intime ou dans la transgression, qui est valorisée.

Dans un réel sans idéal, autant habiter une île où poussent encore les rêves.