Russie, Chine et UE à la conquête du gaz turkmène edit

9 février 2010

Soyons clairs. Si le Turkménistan n’avait pas de gaz personne ne s’y intéresserait. Mais précisément parce qu’il en recèle beaucoup, il fait l’objet de convoitises de la part de trois acteurs majeurs : la Russie, l'Europe et la Chine.

Commençons par la Russie. Avec l’avènement de nouvelles sources de gaz non conventionnel en Amérique du Nord, Gazprom est désormais contrainte de se concentrer sur les marchés asiatiques et, surtout, européens. Or, en raison des difficultés d’exploitation des ressources russes, le gaz turkmène est crucial si la compagnie russe veut honorer ses contrats avec ces mêmes clients. Les relations sont toutefois actuellement tendues entre Achgabat et Moscou, suite à une explosion sur un gazoduc en avril dernier, pour laquelle les deux capitales se renvoient la responsabilité. Gazprom cherche à renégocier ses contrats avec ses fournisseurs centre-asiatiques, trop élevés compte-tenu de son niveau d’endettement depuis la crise financière internationale. En outre, la Russie cherche par tous les moyens à décourager les compagnies gazières occidentales d’accéder aux ressources turkmènes. En octobre dernier, la presse russe a annoncé que les volumes de gaz turkmène pourraient être beaucoup plus faibles qu’annoncés. Cette révélation a provoqué une inquiétude généralisée chez les compagnies gazières à la poursuite de l’Eldorado turkmène.

De son côté, l’Union européenne avance au Turkménistan avec des initiatives fortes comme le Caspian Development Corporation (CDC). À l’étude actuellement, ce projet vise à catalyser la production de gaz et le développement d’infrastructures nouvelles dans le bassin caspien grâce à la mise en place d’une interface commerciale simplifiée entre les producteurs et les acheteurs. Si l’achat de la capacité devrait se faire par le consortium, le transport reste à la charge des compagnies, d’où la nécessité de construire de nouveaux gazoducs. Présenté comme une idée novatrice, le CDC ne l’est qu’à moitié, car la formule a déjà été utilisée dans les années 1990 pour l’achat de gaz en Norvège. La nouveauté réside dans l’implication politique de l’UE, qui entend créer un environnement politique stable, nécessaire pour augmenter la confiance des investisseurs potentiels. Le CDC se fixe pour mission à la fois de résoudre la question de l’approvisionnement, de stimuler la présence des entreprises européennes au Turkménistan et d’offrir de nouvelles possibilités commerciales et financières aux producteurs.

Néanmoins, le CDC aura fort à faire pour s’imposer. Le projet a déjà suscité de nombreuses critiques chez les compagnies gazières et au sein même de la Commission européenne. Les premières redoutent l’immixtion du politique en amont du secteur gazier, tandis que la DG Concurrence défend avec vigueur les lois européennes en la matière. Toutefois, ce projet est défendu par la DG Relations Extérieures et la DG Énergie qui y voient une opportunité unique de contrer l’influence russe dans la Caspienne et de diminuer les risques de rupture d’approvisionnement en gaz. En dépit de l’intérêt proclamé du Turkménistan, le CDC ne reste qu’à l’état de projet, en partie en raison de l’attitude contradictoire de l’Union : elle pousse les entreprises à investir dans le CDC, mais ses hésitations et divisions n’incitent pas le secteur privé à s’engager dans des investissements lourds.

La lenteur des procédures européennes profite à la Chine, qui accorde une grande importance stratégique à l’Asie Centrale pour son approvisionnement en gaz. Pékin n’est notamment pas avare de ses efforts au Turkménistan : un accord général de coopération sur le gaz a ainsi été signé entre les deux pays en avril 2006, et la Chine a relancé dans la foulée son projet pharaonique de gazoduc de 7000 km, abandonné par les compagnies occidentales du fait de son coût élevé, estimé à 19 milliards de dollars. Le gazoduc Turkménistan-Chine, inauguré le 12 décembre 2009, transportera à terme 30 milliards de mètres cubes pour trois quarts turkmènes, en provenance des gisements de Bagtiyarlik. En juillet 2007, la compagnie chinoise CNPC avait déjà frappé un grand coup en signant un accord de partage de la production pour ces gisements. Pour la première fois, une compagnie étrangère a obtenu l’exploitation des ressources turkmènes onshore. En l’espace de trois ans, Pékin est devenue un partenaire énergétique majeur d’Achgabat. Elle a ainsi réussi là où l’Union a jusqu’à présent échoué : offrir au Turkménistan une alternative crédible à la Russie, proposer une politique associant développement, sécurité et sans la conditionnalité européenne.

Pris dans ce billard à trois bandes, le Turkménistan semble perdu. Le 15 janvier dernier, le président Berdimoukhamedov a limogé son ministre de l’Énergie et de l’Industrie, seulement trois mois après l’avoir nommé. Ce nouveau limogeage ne facilite pas la mise en œuvre d’une politique énergétique cohérente. Les craintes sur une survente du gaz turkmène se multiplient : Achgabat vend à tour de bras à l’Inde, à l’Iran, à la Chine, à la Russie et promet de vendre à l’Europe. Même si elles sont élevées, rien ne dit que les réserves turkmènes seront suffisantes pour satisfaire ces accords, étant donné que les conditions offertes aux sociétés occidentales sont peu avantageuses. Alors que les compagnies gazières occidentales souhaitent exploiter les gisements onshore pour lesquelles elles ont la technologie nécessaire, elles ne se voient offrir que des blocs offshore peu prometteurs. Enfin, les annonces de la présidence turkmène prêtent à confusion ; la perspective d’un accord entre l’Azerbaïdjan et le Turkménistan sur le Transcaspien semblait être proche à l’été 2009, Berdimoukhamedov a fait part de sa volonté de militariser la Caspienne et à raviver le contentieux entre ces deux pays sur le gisement pétrolier de Kapaz/Serdar.

La politique énergétique turkmène manque donc cruellement de lisibilité. Les choix semblent être déterminés par les pressions exercées par Bruxelles, Moscou, Pékin, voire Washington qui entend peser sur les choix énergétiques européens. À Achgabat, la vérité d’un jour n’est jamais celle du lendemain.

Et alors que le pouvoir turkmène rêvait d’une politique multi-vectorielle, équilibrée entre Chine, Europe, Iran et Russie, sur le modèle ce qui se fait à Astana et à Bakou, il se retrouve perdu, maudissant presque ces ressources gazières que tout le monde s’arrache. Au point de se demander s’il ne se trouve pas sur la mauvaise rive de la Caspienne.