Exporter le Louvre ? edit

12 décembre 2007

L’affaire d’Abu Dhabi. Ce pourrait être le titre d’un album de Tintin. Mais l’histoire est autrement plus sérieuse. Elle commence en décembre 2006, lorsque Françoise Cachin, qui dirigea le musée d’Orsay puis les Musées de France, Jean Clair, qui fut longtemps à la tête du musée Picasso, et Roland Recht, professeur au Collège de France, signent un point de vue dans le journal Le Monde sous le titre « Les musées ne sont pas à vendre ». L’article, qui se transforme rapidement en pétition, s’en prend à la marchandisation des musées, au poids croissant des financements privés, aux prêts payants d’œuvres d’art, au système Guggenheim, « désastreux pionnier de l'exportation payante de ses collections dans le monde entier » et chantre de « l’entertainment business », et surtout au projet de construction à Abu Dhabi d’un musée qui porte la marque « Louvre » et qui exposera des œuvres venues des grands musées de France. Depuis lors, une année s’est écoulée, mais les esprits ne semblent pas s’être vraiment apaisés. Dans un livre intitulé Malaise dans les musées, Jean Clair revient, non sans violence, sur le projet d’Abu Dhabi. Et l’affaire occupe régulièrement les colonnes de nos journaux.

L’émirat a décidé d’investir massivement dans l’enseignement supérieur et la culture. La France est  étroitement associée à ce projet : la Sorbonne a accepté d’ouvrir une antenne sur place. On y enseigne notamment l’archéologie et l’histoire de l'art, le droit et les sciences politiques ; des départements d’histoire et de géographie, de musique et musicologie, de philosophie ont été ouverts ; les dépenses d’enseignement supérieur de l’émirat sont cette année, et pour la première fois, plus importantes que les dépenses en armement. L’émirat a souhaité plus généralement mettre en œuvre un projet culturel total, tête de pont entre les cultures. N’oublions pas en effet qu’Abu Dhabi se situe au nord de l’Arabie Saoudite, sur la rive sud du golfe persan, en face de l’Iran. Une foire internationale du livre se tient là, qui vise à devenir la première foire du livre professionnelle du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord. De même, la foire internationale d’art moderne et contemporain Artparis, créée en 1999, qui a lieu chaque année en mars au Grand Palais, se dédouble et s’exporte dans l’émirat. La première manifestation vient d’y fermer ses portes.

Mais le projet qui a mis le feu aux poudres chez une partie des conservateurs français concerne le Louvre. Jean Nouvel doit en effet construire d’ici 2012 sur l’île de Saadiyat, un « musée universel » de 24 000 m² (dont 6000 consacrés aux collections permanentes et 2000 aux expositions temporaires) ; l’accord conclu entre la France et l’émirat stipule que « le musée jouira de l’autorisation d’utiliser le nom verbal de Louvre ». 300 œuvres devront être prêtées par la France par rotation sur 10 ans, la durée des prêts devant  s’échelonner entre 6 mois et 2 ans. A partir de la quatrième année d’ouverture du musée, le nombre d’œuvres prêtées passera à 250, puis à 200 de la septième année à la dixième année.

Il faut regretter la vigueur de la réaction des conservateurs. Si de vraies questions méritent d’être posées, la teneur du débat ne les a pas nécessairement servies. Premier sujet d’inquiétude légitime, les conservateurs français travaillant sur le projet conseilleront l’émirat pour la constitution, au sein du musée, d’une commission des acquisitions, sur le modèle de la commission des acquisitions du Louvre. Si certains doivent siéger dans cette commission, comment travailleront-ils face aux conflits qui ne manqueront pas de survenir entre les projets d’achat de Paris et ceux d’Abu Dhabi ? Deuxième source de préoccupation, la censure ne risque-t-elle pas de s’exercer devant une part de la peinture ou de la statuaire française qui ne s’embarrasse guère de pruderie devant la représentation de la femme dénudée ? Comment éviter enfin de léser le visiteur des musées français qui apprendra que telle œuvre est en prêt dans les Emirats alors qu’il comptait l’admirer ici ? A ces trois questions il faudra apporter de vraies réponses : élaboration de règles du jeu honnêtes et équitables en ce qui concerne les acquisitions, charte de bonne conduite pour le choix des œuvres exposées, transparence de l’information quant à la rotation des œuvres et les compensations offertes : redécouverte d’un artiste ou d’une œuvre, ouverture vers des propositions venues d’artistes contemporains, etc.

D’aucuns se sont inquiétés des retraits des donateurs devant le risque de déplacement de leurs œuvres vers des lieux « exotiques », pour des prêts de longue durée, et à seule fin de divertir le touriste. Notons simplement que tout donateur est en droit de négocier les conditions de sa donation.  Sur ce point, il est aisé de mettre en place quelques garde-fous.

Les conservateurs se sont enfin alarmés plus que de raison devant l’autorisation donnée au nouveau musée d’utiliser la marque « Louvre » pour une durée de trente ans et six mois à compter de la signature de l’accord. Des précautions ont pourtant été prises. L’accord précise qu’en cas « de manquement aux conditions d’utilisation du nom du Musée du Louvre, la Partie française pourra mettre en demeure la Partie émirienne de prendre les mesures nécessaires pour garantir le respect des conditions d’utilisation du nom du Louvre. En l’absence de mise en œuvre de ces mesures, la Partie française pourra procéder au retour immédiat vers les musées propriétaires ou dépositaires des œuvres prêtées, retirer l’autorisation d’usage du nom du Musée du Louvre ou résilier sans délai l’accord ». Outre ces précautions, rappelons que la marque demeure attachée à son objet, et que nul ne confondra bien évidemment le Louvre historique, celui de toujours, et le Louvre d’un temps. Dans son dernier livre, l’ire de Jean Clair le conduit à opérer une analogie entre la Shoah et la cession de la marque Louvre : « céder, monnaie sonnante, un nom noble et singulier pour en faire une marque à des fins marchandes, c’est, toutes proportions gardées, appliquer à l’économie globalisée la logique des camps, lorsque le détenu, n’étant plus un homme, car seul un homme est digne de porter un nom, n’était plus désigné, dit Primo Levi, que par Null Achtzehn – être sans nom ». Devant pareille instrumentalisation de la Shoah, devant cette analogie entre une marque et le nom des hommes et des femmes qui perdirent la vie dans les camps, on reste sans voix.

Il convient de revenir à la raison et de mieux poser les termes du débat. A un moment où les deniers publics sont octroyés avec une parcimonie qui ne fera que s’accentuer (le budget de fonctionnement du musée du Louvre était en 2005 de 180 millions d’euros, dont 40% de recettes propres), où la compétition pour l’argent privé se joue des frontières, où les spéculations sur le marché de l’art prennent une dimension nouvelle du fait de l’arrivée de fortunes récentes avides de s’offrir de nouvelles légitimités, faut-il rejeter sans plus de cérémonie la manne qui est proposée pour un échange daté, précisément encadré ? Les sommes que l’émirat s’est engagé à verser sont considérables : un milliard d’euros, dont 400 millions pour le droit d’usage de la marque sur trente ans (150 ont déjà été versés), 190 au titre des œuvres prêtées, 190 pour la conception de 4 expositions par an, 165 pour l’activité de conseil et d’expertise.

Trois remarques doivent être faites, hormis celles qui concernent les connotations gênantes d’un débat dont les termes font sentir que la colère est aussi celle d’un milieu qui se voit confronté à une étrangeté qu’il juge radicale, et à laquelle il souhaite opérer d’autant plus de résistance qu’elle met en question un certain ordre du monde.

La première est que nous commettons dans nos pays une erreur d’appréciation historique. Notre offre culturelle foisonnante, surabondante parfois, doit beaucoup à l’accumulation opérée par souverains et mécènes en des temps de richesse nourris par l’inégalité. Nos démocraties différemment prospères font de la culture la source de « retombées économiques ». Les émirats effectuent à leur manière un considérable investissement dont la dimension « entertainment » ne doit pas cacher la dimension culturelle ; cet investissement procède d’une relation qui va de l’argent vers la culture, lorsque nous mettons en avant les emplois ou les revenus que la culture génère.

La seconde remarque est que le prêt d’œuvres d’art est une pratique courante. 9800 œuvres ont été prêtées par la France en 2004. La mondialisation change la donne parce qu’elle induit une circulation des œuvres sur un périmètre nouveau, considérablement élargi, dans un contexte propice à l’émergence d’une sorte de goût commun qui, en transcendant les singularités nationales, crée une concurrence inédite auparavant entre les acheteurs institutionnels ou privés des différents pays. Les données sur le marché de l’art parlent d’elles mêmes : récemment, les adjudications ont atteint 85 millions de dollars pour un Picasso, 71 pour Renoir, 16 pour un Wahrol et 32 pour un Turner.

Dernière remarque enfin : la valorisation des fonds, activité devenue naturelle au conservateur, peut se doubler de la valorisation de marques ; si celle-ci permet d’enrichir les collections, qui doit se sentir lésé ? Sans doute trouve-t-on là une vraie erreur dans ce dossier bien compliqué : on peut craindre que les sommes versées par l’émirat ne se perdent dans la fumée du fonctionnement quotidien des musées concernés. Bruno Macquart, directeur de l'agence France Muséum qui organise le projet du Louvre à Abu Dhabi, a indiqué le 8 décembre sur France Culture qu’une partie de ces sommes ira à la construction d’une grande réserve commune aux musées nationaux. Cet investissement a-t-il vocation à être financé par le projet d’Abu Dhabi ? N’eût-il pas été plus judicieux de réserver la totalité des sommes recueillies, quitte à placer une partie des fonds dans l’attente des occasions qui se présentent, à l’achat d’œuvres d’art ? Les conservateurs auraient peut être mieux admis le Louvre d’Abu Dhabi si les prêts d’un temps avaient été clairement accordés en échange d’un enrichissement des collections permanentes. Et, afin d’éviter que l’Etat n’en profite pour se soustraire à son devoir, un engagement de maintenir le niveau des fonds publics destinés aux acquisitions sur celui des années passées aurait permis de montrer que le projet d’Abu Dhabi doit être compris comme une chance, comme une occasion à ne pas manquer.