Déchéance de nationalité et lutte contre le terrorisme: le débat et le consensus edit

11 janvier 2016

Confrontée à la pire menace terroriste de son histoire récente, la France a réagi avec fermeté et unité. Les forces politiques françaises se sont retrouvées d’accord sur l’essentiel. Elles ont approuvé le recours par le gouvernement à l’état d’urgence, l’accroissement qu’il a proposé des moyens policiers et militaires engagés dans la lutte contre le terrorisme et, à quelques nuances près, sa réponse diplomatique et militaire.

Ce consensus sur le fond n’a pas empêché la reprise du débat, et ce sur la déchéance de nationalité pour les binationaux nés français coupables d’acte de terrorisme. François Hollande a repris cette mesure, initialement proposée par la droite, dans son discours au Congrès. En dépit de fortes oppositions à gauche, que l’annonce prématurée de son abandon avait exacerbées (Jean-Luc Mélenchon a parlé « d’infamie »), la déchéance de nationalité a été maintenue dans le « projet de loi constitutionnelle de protection de la nation ». 

L’objet de ces lignes n’est pas cette polémique, mais le fait qu’elle ait dominé le débat sur la réponse à apporter au terrorisme après le 13 novembre : le plus intéressant dans cette affaire n’est pas le débat lui-même mais ce sur quoi il porte, et d’abord ce sur quoi il ne porte pas.

Il ne porte pas sur le principal : le consensus résiste, et il n’y a pas aujourd’hui de force politique qui s’oppose à l’état d’urgence, à sa constitutionnalisation, ou aux mesures anti-terroristes du gouvernement. Il ne porte pas non plus sur le bilan de la lutte contre le terrorisme, sur ses failles et ses limites. Les erreurs qui auraient pu être commises ne sont guère débattues, et il n’est pas prévu qu’elles fassent l’objet d’une enquête publique.

Au lendemain des attentats anarchistes de 1892-1893, les socialistes, dont  Jaurès et Blum, et des républicains modérés comme Francis de Pressensé, avaient dénoncé les « lois scélérates ». Ils critiquaient particulièrement le fait que la loi réprimât non plus seulement  « l’incitation » au crime, mais son « apologie », ce qu’ils regardaient comme contraire à la liberté d’opinion ; et non plus seulement « la complicité » mais « l’association » avec des criminels, ce qui permettrait de poursuivre leurs amis ou leur logeur. L’on notera que ces deux concepts, qui faisaient scandale en 1894, sont aujourd’hui solidement établis dans le code pénal, qui réprime l’apologie publique d’actes de terrorisme (art 421-2-5), et l’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste (art. 421-2-1).

L’équilibre entre la liberté individuelle et les restrictions à lui apporter au nom de la sécurité évolue, et ces deux dispositions, encore durcies en 2012, en font partie aujourd’hui. L’on serait cependant davantage rassuré pour l’esprit de liberté en France si cet équilibre, que les réponses aux attentats récents vont inévitablement modifier à nouveau dans le sens de la répression, était déterminé à l’issue d’un vrai débat plutôt qu’à l’abri du consensus commandé par les événements dramatiques que la France vient de connaître.

Or, sur bien des points, il y a matière à débat. Fallait-il réviser la Constitution ? S’agissant de l’état d’urgence, le texte du projet de loi constitutionnelle reprend mot pour mot celui de la loi du 3 avril 1955 sur ses conditions de déclaration et de prorogation, et renvoie à la loi la définition de son contenu. Le gouvernement a renoncé à la faculté de maintenir au-delà de l’expiration de l’état d’urgence certains de ses effets, après que le conseil d’Etat a fait observer, dans son Avis du 17 décembre sur le projet de loi constitutionnelle, que de telles mesures seraient en réalité permanentes.

Quel problème pressant cela résout-il ? Ne pouvait-on attendre de faire un bilan des mesures prises sous l’empire de la définition actuelle de l’état d’urgence pour changer celle-ci ; pour les compléter par d’éventuelles mesures permanentes dont ce bilan aurait révélé la nécessité ; et enfin, pour réviser la Constitution si nécessaire afin de donner un fondement plus solide à la fois à l’état d’urgence et à ces mesures ?

Les règles d’acquisition et de perte de la nationalité relèvent du domaine de la loi. Chercher à ancrer dans la Constitution l’extension projetée de la déchéance de nationalité, c’était avouer sa vulnérabilité au regard des règles de valeur constitutionnelle en vigueur. Avant de prévenir ainsi la censure possible du conseil constitutionnel, n’y avait-il pas des préalables : que cherchait-on à obtenir sur le plan pratique, comme sur le plan du message politique ? Pouvait-on définir une mesure législative d’effet équivalent  dont la solidité fût assurée au regard des règles constitutionnelles existantes ?  

La révision de la Constitution a été décidée dans les deux jours séparant les attentats de la réunion du Congrès. Pouvait-on, alors que l’heure était à arrêter des terroristes et à empêcher de nouveaux attentats, faire l’analyse attentive des limites des régimes d’urgence existants, et des implications d’une déchéance de nationalité élargie? Ne risquait-on pas donner le signe d’un manque de sang-froid à modifier dans le feu de l’action la loi fondamentale ? Or, de cette méthode, personne ne discute. À droite, les plus réservés sur la révision constitutionnelle disent, comme Alain Juppé, qu’elle ne sert à rien mais qu’ils la voteraient.

De nombreuses questions se posent par ailleurs sur l’efficacité de notre dispositif anti-terroriste. Des failles étaient apparues lors de l’affaire Merah. Elles sont apparues bien davantage au fur et à mesure que l’on en a su plus sur les attaques du 11 janvier et du 13 novembre, et ce sur tout le spectre de l’action anti-terroriste.

L’analyse de la menace d’abord : on avait vu dans l’affaire Merah un cas de radicalisation solitaire ; la personnalité des Kouachi et de Coulibaly, délinquants minables, mais qui avaient été au contact de figures du terrorisme des années 1990, laissait incertain sur leur degré d’intégration à une organisation terroriste active (ils se sont revendiqués à la fois d’Al Qaida et de l’État islamique). Ce n’est qu’avec le 13 novembre qu’on s’est pleinement rendu compte de la nature de l’ennemi, un terrorisme ramifié, coordonné, et stratégiquement organisé. À l’autre extrémité du spectre, l’information du public et sa faculté de communiquer avec les services de sécurité, l’on a rapporté que le numéro d’appel d’urgence de la police parisienne avait été saturé dès les premières attaques, ce qui aurait empêché la communication d’informations sur les suivantes, notamment celle du Bataclan. Cette faille est-elle avérée ? Pouvait-on l’éviter ?  

La droite a réclamé une commission d’enquête sur les attentats du 13 novembre et sur les mesures prises depuis janvier. Cela fait écho à l’accusation de Nicolas Sarkozy selon laquelle « rien n’a été fait depuis le 11 janvier » (Le Figaro, 14 novembre 2015). Rappelons qu’après l’affaire Merah, la droite avait voté contre la constitution d’une telle commission, dont elle craignait qu’elle serve «  à faire le procès des services de renseignement et faire le procès de notre législation sur le terrorisme» (déclaration d’Eric Ciotti au nom du groupe UMP). Malgré tout constituée, elle a produit, à l’inverse de ces craintes, un rapport fait de généralités sur la menace (y compris la théorie de l’auto-radicalisation et du terroriste solitaire) et qui appelait à accroître les outils juridiques et les moyens matériels de  l’anti-terrorisme. 

Ce rapport ne pouvait passer pour une véritable analyse des assassinats de Toulouse et de Montauban et de ce qui avait empêché de les prévenir, sur le modèle de la commission américaine d’enquête sur le 11 septembre 2001, dont François Heisbourg a proposé de s’inspirer après le 13 novembre. On sait les difficultés que rencontrerait une telle démarche en France, s’agissant de faits donnant lieu à enquête judiciaire. Elle est cependant indispensable, si l’on veut tirer la leçon des erreurs qui ont pu être commises et éviter qu’elles ne se répètent.

Qu’on se rassure, dira-t-on, le débat a repris, et il fait même rage sur la déchéance de nationalité ; mais il n’y a pas lieu d’en être rassuré. Les partisans de la mesure admettent, comme Manuel Valls, qu’elle sera symbolique, et concernera peu de personnes ; les déchoir de leur nationalité ne garantira d’ailleurs pas qu’on réussira à les expulser (il faudra que les pays concernés y consentent), alors que ce serait la seule utilité pratique de la mesure.

Les opposants crient au retour à Vichy, et à la rupture de l’égalité, parmi les Français de naissance, entre les binationaux et les autres. Face à cette objection, que le Conseil d’Etat avait écartée, on a envisagé à gauche de permettre de déchoir les uns et les autres de leur nationalité, quitte à créer des apatrides (la « déchéance pour tous ») ; ou encore de ressusciter le concept d’indignité nationale, idée qui a des partisans à droite. Mais ces propositions éloigneraient la mesure de son objectif présumé, l’expulsion des intéressés, qu’elles ne permettent pas. La droite, quant à elle, cherche à reprendre le terrain de la surenchère sécuritaire, occupé par François Hollande depuis son discours au Congrès, et réclame la déchéance pour les auteurs, non seulement de crimes, mais de délits en lien avec le terrorisme.    

Sans objet pratique, la déchéance de nationalité voit sa relation avec la lutte contre le terrorisme, ténue au départ, diminuer encore alors que le débat s’empêtre. Alors, pourquoi focalise-t-elle à ce point l’attention ? Hasardons trois hypothèses. La première est générale : précisément parce qu’elle est symbolique et inutile, la déchéance de nationalité se prête admirablement au débat tel qu’on l’aime en France : combat d’idées, où s’affrontent les principes, et dont les faits sont soigneusement tenus à l’écart, tout comme l’objectif pratique des mesures projetées.

La seconde est particulière aux circonstances créées par les attentats de 2015 : on a identifié l’union morale du pays, nécessaire et à ce jour réelle, à la solidarité à l’égard des services de sécurité, et celle-ci à l’absence de tout bilan critique des failles et des erreurs éventuelles de leur action passée. Le feuilleton de la déchéance de nationalité conforte cette attitude, qui crée les conditions d’un accroissement insuffisamment réfléchi de leurs prérogatives. Bref, le mauvais débat chasse le bon.

Enfin, troisième hypothèse, l’ampleur du débat tient à ses non-dits : la déchéance de nationalité concerne des Français selon le droit dont l’hostilité envers la France autorise à les exclure légitimement de la communauté nationale. Or, de façon subliminale, ce débat fait écho aux aspirations, qui contribuent au succès du Front national, à distinguer une France selon le droit, trop large et ouverte, d’une France aux contours plus authentiques, selon la tradition, les valeurs ou la loyauté. La virulence du débat tient à ce que ce parfum d’opposition entre le pays  légal et le pays réel qu’on peut y déceler révulse une partie de la gauche. Alors que le propos de François Hollande était l’union nationale et, à sa faveur, le rebond, la déchéance de nationalité lui aliène son camp sans lui rallier la droite.

Quand un problème se pose, on répond en France par un texte : l’ampleur  du problème terroriste disqualifiait la loi, et il a fallu cette fois que ce fût la Constitution. Formons un vœu : que l’on se souvienne qu’il y a, face à un problème donné, une hiérarchie des réponses, de la plus immédiatement utile à celle à l’effet le plus hypothétique, et qu’il n’y a pas de réponse valide sans énoncé clair et informé du problème ; et qu’en somme on commence par changer le standard de la préfecture de police, avant de réviser la Constitution.