Des limites de l’exception culturelle en matière procédurale edit

24 février 2015

Discutée depuis plusieurs décennies, l’introduction de l’action de groupe en droit français a été réalisée par la loi du 17 mars 2014, dite loi Hamon, pour la seule réparation des dommages matériels causés aux consommateurs. À l’origine du souhait affiché de faire enfin bénéficier les justiciables français d’un mécanisme de recours collectif, l’exemple donné par nombre de pays occidentaux, à commencer par les Etats-Unis où la class action est pratiquée depuis le XIXe siècle et constitue, aujourd’hui, un instrument de régulation couramment usité.

Pourtant, c’est, précisément, l’exemple américain et la réticence qu’il suscite dans les milieux économiques français qui ont conduit les pouvoirs publics à de longs atermoiements. Si le législateur français, sous la pression, notamment, de l’Union Européenne, s’est finalement résolu à créer une action « de groupe », c’est en optant en faveur d’une procédure redessinée, « à la française », dont les caractéristiques divergent fortement des modèles étrangers.

Certes, l’objectif affiché est de créer un outil procédural permettant d’assurer une réparation effective et efficace des préjudices de masse. Cependant, l’action de groupe « à la française » ne peut être exercée directement par les victimes ou par quelques victimes jugées représentatives. Son exercice est exclusivement réservé aux associations de consommateurs spécifiquement agréées par l’Etat qui sont, à ce jour, en France, une quinzaine. Ces associations agréées ont, non seulement, le monopole de l’exercice de l’action mais se voient également reconnaître la faculté discrétionnaire d’agir, sur la base de leur propre analyse du dossier, sans avoir à justifier d’un seul mandat confié par les victimes directement lésées. Il leur est seulement demandé d’être en mesure de décrire, lors de l’introduction de l’instance, quelques cas individuels jugés représentatifs du groupe au nom duquel elles prétendent agir.

Dans les modèles étrangers, les procédures de class action sont, le plus souvent, introduites par des personnes elles-mêmes victimes. Surtout, elle impliquent généralement, en début de procédure, un jugement de recevabilité ou de certification de la part du juge, qui s’assure du minimum de sérieux de la demande, du caractère représentatif de la ou des personnes exerçant l’action, et autorise le recours à des mesures de publicité permettant aux victimes concernées de faire connaître leur souhait d’adhérer au groupe (opt in) ou de s’en exclure (op out). Dans ce schéma, les victimes se manifestent avant toute décision au fond sur la responsabilité du professionnel poursuivi, ce qui signifie que le groupe est constitué au moment où le juge statue sur la responsabilité. Tel n’est pas le cas dans la procédure française où les victimes ne peuvent se manifester qu’après la décision du juge sur la responsabilité, décision prise sans que l’on connaisse la composition du groupe et le nombre de victimes concernées. Il est difficile, dans ce contexte, de parler d’ « action de groupe », puisque l’instance est terminée au moment où le groupe se constitue!

La forte altération apportée par le législateur français au modèle habituel de class action induit des effets pervers dès lors que les consommateurs lésés sont exclus d’un bout à l’autre de l’instance. Il ne leur est pas possible, par exemple, d’intervenir en vue d’interjeter appel contre un jugement qui ne leur paraîtrait pas satisfaisant : seule l’association le peut. De même, les victimes n’ont pas leur mot à dire si l’association décide de recourir à la médiation  ou de négocier un accord amiable avec l’entreprise poursuivie: l’accord sera conclu, sans elles, par l’association. La seule possibilité ouverte aux victimes lésées, dans la procédure française, est de se manifester après coup, une fois le jugement rendu ou l’accord conclu, pour faire éventuellement connaître leur choix de bénéficier de la décision ou de l’accord intervenu sans leur concours. Bref, l’action est laissée à l’entière discrétion des associations qui en détiennent le monopole, en l’absence de tout contrôle préalable et de toute consultation des victimes concernées. Cette absence totale de contrôle et de contre-pouvoir ne permet pas, en elle-même, d’exclure tout risque  d’abus dans l’exercice et la conduite de la procédure.

Les raisons invoquées pour justifier le choix du législateur tiennent principalement au risque de « dérives à l’américaine », fréquemment invoqué par les entreprises, que les montants exorbitants des réparations accordées aux Etats-Unis et l’apparente facilité procédurale procurée par le mécanisme de l’opt out inquiètent. En effet, la procédure américaine permet de présumer que toutes les victimes n’ayant pas manifesté leur opposition à la procédure sont dûment représentées par les personnes ayant introduit l’action dès lors que les demandeurs ont été jugés représentatifs par le juge en début d’instance. Il est facile, cependant, de nuancer ce risque de dérives en soulignant que les montants très élevés des réparations découlent bien souvent de la condamnation à des dommages-intérêts punitifs qui ne sont pas admis, à ce jour, en droit français. De même, l’introduction, en droit français, de l’opt out n’a jamais été envisagée : de l’avis général, l’action de groupe doit reposer sur l’opt in, sur la volonté expressément manifestée par les victimes concernées de participer à l’action. Ajoutons que le risque de « dérive à l’américaine » paraît d’autant moins constitué que le système judiciaire français ne prévoit ni le coûteux mécanisme de la discovery (obligation de produire au procès tout document pertinent pour les débats, indépendamment de l’intérêt que cette production peut avoir pour la partie), ni la présence de jurés dans les procédures civiles et commerciales (qui donne au procès une dimension plus passionnelle et peut augmenter sensiblement les montants accordés), ni la présence de témoins (qui font l’objet de longues et couteuses séances d’interrogatoires). Rappelons enfin que, contrairement aux Etats-Unis, le « pacte de quota litis intégral » est prohibé par le Règlement Intérieur National régissant, en France, la profession d’avocat. Autrement dit, il est impossible aux avocats français de proposer leur assistance, d’avancer les frais de procédure et d’être exclusivement rémunérés en fonction du résultat du procès selon un principe « no win no fee ». Nul risque, dans ce contexte, de voir apparaître des actions intempestives destinées à arracher rapidement, sous la menace d’une procédure coûteuse, une transaction en opportunité.

Une autre crainte expliquant la procédure retenue tient au risque d’actions abusives, visant à déstabiliser une entreprise donnée. Ce risque, réel ou supposé, conduit à faire jouer aux associations de consommateurs un rôle de filtre bien que les associations soient moins légitimes, sur ce point, qu’un juge intervenant en début d’instance pour s’assurer que la demande est suffisamment sérieuse. Il a, en fait, été redouté qu’une décision judiciaire en début d’instance, autorisant des mesures de publicité afin de permettre aux victimes de se manifester, porte atteinte à l’image de l’entreprise poursuivie. Cela étant dit, les quelques procédures introduites depuis l’entrée en vigueur de la loi on montré que les associations de consommateurs ne se privent pas de donner, dès l’origine, une très large publicité à leur action. De ce point de vue, une intervention judiciaire en début de procédure serait certainement plus protectrice de l’image des professionnels poursuivis.

En réalité, le seul argument pertinent justifiant d’écarter le principe d’une action ouverte aux victimes elles-mêmes, tient à la lourdeur et au coût d’une procédure commençant par une décision judiciaire autorisant l’action et ordonnant des mesures de publicité visant à alerter les victimes. Une telle décision devrait nécessairement prévoir les modalités de financement des mesures de publicité et il serait tentant de faire peser ce coût sur l’entreprise poursuivie, bien que non encore condamnée. Cela dit, le juge s’assurerait nécessairement, avant d’imposer une telle mesure, que l’action repose sur des éléments sérieux.

Il faut en tout cas espérer que les pouvoirs publics auront en tête, au moment de débattre des actions de groupe dans le cadre de la loi « santé » bientôt en discussion au Parlement, les difficultés inhérentes à une procédure dont les victimes sont proprement exclues. Espérons également qu’ils ne négligeront pas le fait que rien n’interdit, dans notre droit, aux victimes de se regrouper spontanément en désignant un même avocat, voire en utilisant la technique du mandat aux fins de l’instance. Dans les années qui viennent, la mobilisation des victimes sur internet risque de devenir la norme compte-tenu de la simplicité et du faible coût de l’outil numérique. L’émergence de plates-formes comme Action civile (www.actioncivile.com) ou We claim (www.weclaim.com) l’illustre. Faute d’être adaptée, l’action de groupe « à la française » pourrait fort bien se trouver vite dépassée.