La préférence pour l'inégalité est-elle en augmentation? edit

4 juin 2007

On sait depuis longtemps que la société américaine est marquée par une préférence forte pour l'inégalité. Mais on savait moins que cette préférence n'était peut-être pas étrangère au caractère multiracial des Etats-Unis. C'est en tout cas la thèse d'Alberto Alesina et Edward L. Glaeser. L'Europe multiculturelle connaîtra-t-elle la même évolution ?

Les dépenses publiques représentent 30 % du PIB américain, 46 % en France et plus de 50 % dans les pays nordiques. Cet écart tient d’abord aux politiques sociales : les institutions de l’Etat-providence sont plus développées en Europe qu’aux Etats-Unis, où une part importante des assurances sociales est prise en charge par le secteur privé, sous forme de fonds de pension par exemple. Pour les classes moyennes, ces différences de modèle sont moins sensibles que pour les pauvres, en faveur desquels les Etats européens redistribuent davantage.

Les institutions politiques expliquent en partie cette construction. Les Etats européens se sont constamment refondés au fil des siècles, alors que les Etats-Unis ont conservé une Constitution dont les fondamentaux ne favorisent pas la redistribution, insistant au contraire fortement sur la liberté individuelle et les droits de propriété. Il faut citer ici le rôle structurant de la Cour suprême qui reste fondamentalement un lieu de fidélité et de conservatisme, mais aussi un système fédéral marqué par la détermination locale des politiques fiscales et sociales. L’Etat central ne peut taxer la côte Est au profit des pauvres du Midwest. Les auteurs notent au passage que la séparation géographique entre centres politiques et centres industriels n’a jamais favorisé le mouvement ouvrier américain : une grève à Detroit n’a jamais paralysé Washington. La sociologie particulière de l’Amérique, pays de migrants structurés en communautés souvent concurrentes les unes des autres, semble aussi avoir entravé la constitution d’un mouvement ouvrier assez puissant pour peser en faveur d’une plus grande redistribution.

Le scrutin majoritaire et le bipartisme apparaissent également comme des freins puissants à la mise en œuvre d’une politique de redistribution. Le scrutin proportionnel favorise l’élection de représentants des minorités ou l’émergence de partis plus favorables à la redistribution. Alesina et Glaeser citent ainsi des études montrant que plus la dose de proportionnelle est importante, plus la politique sociale est redistributive. C’est ce qui s’est passé en Europe au cours du XXe siècle. En Amérique, quelques villes ont adopté la proportionnelle entre 1910 et 1930 mais l’ont abandonné ensuite. La seule à avoir conservé un système proportionnel, aujourd’hui, est Cambridge, Massachusetts... Ce refus de la proportionnelle ne sort pas du néant. Il est directement lié, expliquent les auteurs, à l’existence d’une minorité noire : « la nature des institutions politiques américaines porte fondamentalement la marque de considérations raciales ». Et cela va impacter directement les choix de redistribution.

Comparant ainsi les programmes sociaux des différents Etats américains, Alesina et Glaeser montrent que le degré de redistribution est étroitement corrélé à l’homogénéité ethnique. Plus la population d’un Etat est hétérogène, plus sa politique sociale est limitée. Celle-ci est ainsi plutôt généreuse dans les Etats très majoritairement blancs du nord et du nord-ouest, comme l’Oregon et le Minnesota, et dans certains Etats de Nouvelle-Angleterre comme le Vermont ; elle est en revanche peu développée dans le sud-ouest et le sud-est, qui sont beaucoup plus hétérogènes sur le plan racial.

Comment comprendre cette corrélation entre degré de redistribution et homogénéité ethnique ? Les enquêtes montrent qu’aux Etats-Unis, les personnes hostiles aux minorités sont généralement réticentes envers la redistribution des richesses et manifestent moins de compassion pour les plus démunis. Cela n’est d’ailleurs sans doute pas spécifiquement américain : Alesina et Glaeser citent des expérimentations et des sondages suggérant que l’on fait plus facilement confiance aux personnes qui nous ressemblent et qu’on s’en sentira aussi plus solidaire. La classe moyenne blanche considérera ainsi plus naturellement que les pauvres ne méritent pas l’aide de l’Etat si ces pauvres se trouvent essentiellement parmi les Noirs. En revanche, notent-ils, c’est plus difficile en Norvège, pays où les pauvres sont blancs, et le plus souvent grands et blonds. L’idée d’une communauté de destin et le sentiment d’une nécessaire solidarité sont d’autant plus problématiques aux Etats-Unis que la culture pionnière et les valeurs protestantes privilégient une lecture morale des situations de pauvreté. 60% des Américains considèrent ainsi que les pauvres sont paresseux, contre seulement 26% des Européens. Enfin, les discours des politiciens peuvent durcir et radicaliser ces représentations. Les auteurs rappellent ainsi que l’argument racial est toujours exploité pour discréditer l’assistance sociale et la redistribution des revenus. Les politiciens blancs de droite, hostiles à l’impôt et à la redistribution, se servent de cet argument pour s’assurer le vote des « petits Blancs » dont les voix risqueraient sinon de leur échapper.

Glaeser et Alesina ont mené leurs recherches pour comprendre les divergences entre les modèles américains et européens de l’Etat-providence, mais comme ils le notent eux-mêmes, leurs résultats pourraient bien permettre aujourd’hui d’identifier des convergences.

Qu’en est-il de l’Europe en effet ? Les Etats-providence européens ont été construits dans des sociétés plutôt homogènes. Salariés et citoyens ont accepté sans trop de difficultés des mesures sociales qui allaient soit leur bénéficier directement, soit bénéficier à des personnes qui leur ressemblaient. Le partage n’allait pas de soi, mais il était possible. Les sociétés nordiques, d’une grande homogénéité ethnique mais aussi religieuse et salariale, ont pu aller plus loin encore dans la socialisation des revenus.

Mais les sociétés du vieux continent font depuis quelques décennies l’expérience d’une plus grande hétérogénéité. Cela peut se traduire par des tensions régionalistes en Italie et en Belgique ou prendre une forme sociale et territoriale en France ou au Royaume-Uni, avec les phénomènes bien connus de gentryfication et de ghettoïsation. Les enquêtes sur les discriminations le montrent bien, la couleur de peau et les origines ethniques sont l’une des dimensions de cette segmentation.

En rupture avec un certain imaginaire républicain, on constate parallèlement dans les discours politiques l’émergence de représentations de la société placées sous le signe de l’hétérogénéité et de la différentiation. L’élection de Nicolas Sarkozy suggère ainsi l’épuisement d’une certaine vision uniformisante de la société française, car le nouveau président semble avoir fait le choix d’assumer et de formuler une plus grande hétérogénéité de la société. Sur le plan institutionnel, cela s’est traduit dans ses positions sur la question des communautés. Sur le plan social, il s’est fait le porteur d’une représentation plus clivante, avec sa fameuse opposition entre « la France qui se lève tôt » et celle qui vit de l’assistance. L'idée d'une « société du mérite » est enfin associée à une plus grande différenciation, et à une traduction économique du jeu des différences.

A la lumière des travaux d’Alesina et Glaeser, on peut interroger cette évolution en se demandant ce qu’il advient de l’idée de partage et de redistribution, dans « la France d’après ». On peut ainsi noter qu’une mesure comme la suppression de l’impôt sur les successions trouve dans cette perspective une forme de cohérence. Il s’agirait de retrancher de la redistribution publique une « redistribution privée ». Le patrimoine, ici, n’est pas vu comme une simple accumulation de capital, mais comme un lien familial qui n’aurait pas vocation à être mis en commun avec le reste de la société.

Le problème de l’évolution des préférences collectives en matière de redistribution ne saurait être imputé au seul président, même si la droite est naturellement à l’aise sur ce terrain. La question se pose aussi, et de façon plus problématique, à la gauche, car la redistribution est au centre de son projet de société. Une redistribution, devrait-on ajouter, publique, à l’opposé de la charité privée, de ses bons et de ses mauvais pauvres. Dans des sociétés européennes désormais multiethniques, Alesina et Glaeser nous suggèrent que la question du « bien commun » ne se pose plus en termes aussi évidents qu’il y a cinquante ans. Faut-il alors se résoudre à une baisse tendancielle du taux de redistribution ? Il serait à tout le moins dangereux, pour ceux qui défendent la redistribution, d’ignorer les réticences à son endroit ou de les réduire à un débat sur les travers de l’assistanat. Une réflexion sur les lieux et les moyens de la redistribution s’impose aujourd’hui, si la gauche ne veut pas s’éloigner davantage d’un corps social travaillé par la privatisation des trajectoires et la recherche de l’entre-soi ; un corps social dont la confiance dans les vertus de l’Etat-providence est peut-être plus fragile qu’on ne le croit.