Enseigner les valeurs républicaines: oui, mais comment? edit

26 février 2015

« Les sociétés se maintiennent parce qu’elles sont capables de transmettre d’une génération à une autre leurs principes et leurs valeurs », écrivait Claude Lévi-Strauss en 1998. Les réactions qui ont eu lieu dans un grand nombre d’établissements scolaires, collèges et lycées, après les attentats de janvier ont jeté une lumière crue sur la difficulté de faire partager des valeurs communes à l’ensemble de la jeunesse française. Ce sont bien sûr les établissements situés dans les zones dites « difficiles », où se côtoient des cultures d’origines diverses, où l’influence de la religion musulmane, tard venue dans la société française, est forte, qui sont le plus en cause. Mais l’interrogation vaut plus largement et concerne la société toute entière. Les polémiques par exemple qui ont lieu à propos des manières de parler de l’égalité des sexes montrent que l’accord n’est pas établi avec d’autres parts de l’opinion, et que la question de savoir ce qui relève de l’école et ce qui appartient à la famille fait débat dans l’opinion publique.

Au feu de la crise, il est naturel que les appels, de tous bords, se fassent pressants pour que l’Ecole prenne en charge une éducation morale et civique qu’elle aurait abandonnée. Encore faut-il savoir ce que l’on doit attendre par là et déterminer ce qui est efficace dans la société actuelle. La nostalgie – celle de l’école de la IIIe République, avec la leçon de morale au tableau noir…, ne peut servir de politique. Au-delà des intentions et du constat que l’Ecole est une institution de la République et qu’elle doit porter ses valeurs, beaucoup trop de choses ont changé depuis les années Jules Ferry, pour qu’on ne mène pas une réflexion approfondie sur ce que sont les conditions aujourd’hui d’une transmission des valeurs.

Un regard rétrospectif montre qu’un tel enseignement n’a pas été une chose simple. La IIIe République avait bien établi une « instruction morale et civique » pour l’école primaire. Mais elle considérait qu’au lycée les « humanités » en tenaient lieu. Le contenu paraissait aller de soit dans la France de la fin du XIXe siècle. Jules Ferry parlait de la « vieille morale de nos pères ». Et il n’y avait pas d’écart notable entre la « morale laïque » et la « morale catholique » qui prônaient les mêmes modèles de vertus. Le tout était porté, qui plus est, par une culture patriotique largement dominante. Les études d’histoire de l’Education montrent cependant que dans la réalité cette éducation était passablement formaliste. A la Libération, l’impulsion d’enseignants résistants avait, pour un temps, établi, une « éducation civique et morale » dans tout l’enseignement scolaire. Mais, faute de volonté, elle ne s’est pas maintenue dans les lycées et s’est effilochée peu à peu dans les autres ordres d’enseignement, se transformant en activités d’éveil à l’école primaire, à la fin des années 1960, et disparaissant des collèges avec la réforme Haby en 1975. Ce n’est, évidemment, pas un hasard, si cet enseignement se réinstalle, cette fois comme une « éducation civique », en 1984-1985, sous l’initiative républicaine du ministre Jean-Pierre Chevènement au moment où la question des quartiers, avec la « marche des beurs » en 1983, qui croise le conflit plus ancien des « deux écoles » en 1984, fait rejouer les interrogations sur la portée des valeurs républicaines. Cette « restauration » qui s’est faite sur un mode largement institutionnel, a appelé, tout au long des années 1990, des révisions pour que les programmes touchent davantage l’éducation à la responsabilité des élèves, individuelle et collective. À la fin des années 1990, un enseignement spécifique, l’Education civique juridique et sociale, est introduit également dans les lycées.

Depuis une dizaine d’années, l’école française, comparativement aux autres systèmes européens, développe, ainsi, une éducation civique, à tous les niveaux de l’enseignement scolaire, avec des cours spécifiques, des instances de participation dans les collèges et les lycées, des projets d’action éducative sous diverses appellations. Ce qui ne veut pas dire évidemment que toutes les disciplines scolaires n’ont pas une fonction de formation. Mais les faiblesses sont nombreuses. Les heures d’enseignement servent trop souvent de variables d’ajustement. Les difficultés d’enseignement pour encourager une véritable conscience civique – ce qui suppose de discuter des « représentations » initiales des élèves – amènent souvent à privilégier, par trop, l’institutionnel. L’éducation civique proprement dite est fort limitée dans les séries technologiques des lycées. Il est paradoxal pour le moins que les filières d’élite soient mieux pourvues d’enseignement citoyen que les filières moins favorisées. La vie scolaire est, de plus, hétérogène, et quelques réussites d’établissements ne peuvent pas masquer le fait qu’elle ne concerne qu’une minorité d’élèves. Or, la participation des jeunes dans des projets et des débats est plus importante que des cours insuffisamment incarnés. Si l’on ajoute qu’à part l’heureuse exception du Brevet des collèges et du Baccalauréat professionnel, l’éducation civique est peu évaluée, on voit l’étendue des problèmes pour que la réalité réponde aux intentions.

Une opportunité s’ouvre aujourd’hui pour donner une réelle cohérence à ces dispositifs. Vincent Peillon avait lancé un débat sur la nécessité d’enseigner une « morale laïque ». La Loi d’orientation de 2012 prévoit un enseignement « d’éducation morale et civique » pour la rentrée 2015 dans toutes les classes. Des programmes sont actuellement en consultation auprès des enseignants. Tout cela a donné lieu à un travail approfondi de réflexion pour dessiner une vision d’ensemble que la crise de janvier rend urgente.

La notion d’éducation morale et civique est plus complexe qu’on ne le croit. De prime abord, tout le monde est d’accord sur l’idée. Il est plus difficile de décider d’un contenu. On ne peut pas, en effet, se contenter de dire le droit, ce qui est légalement permis ou non. Sans une implication personnelle toutes les instructions civiques du monde demeurent abstraites. Or, notre société aujourd’hui connaît un pluralisme des valeurs qui rend impossible la définition d’une morale absolue. Cela ne tient pas seulement à la réalité de convictions religieuses différentes, mais tout autant à la force de l’individualisme qui fait que les familles et les individus veulent affirmer leur choix de vie. Il n’est donc pas question de revenir à une voie passée qui ne correspond plus à ce que nous vivons. Tenir compte de la pluralité des conceptions présentes pour penser un enseignement moral et civique est une nécessité. Il faut essentiellement définir ce que nous avons en commun dans le cadre laïc de l’éducation nationale, les valeurs et les principes qui sont valables pour tous, par delà les attachements particuliers. Renouer l’individu et ce qui nous est commun tel doit être le projet collectif. Cela n’implique pas de se contenter du plus petit dénominateur commun. Le point d’appui incontestable doit consister dans le socle des valeurs de l’humanisme. Il s’exprime clairement dans les grandes déclarations des Droits de l’Homme. Ces valeurs comprennent la dignité de l’homme, la liberté, l’égalité, la solidarité, l’esprit de justice, le refus de toutes formes de discrimination. Enseigner ce que nous devons à nous-mêmes et aux autres a une légitimité qui peut être largement partagée par les enseignants et les parents. Ancrer la formation du citoyen dans celle de la personne est un moyen pour que les valeurs de la République ne paraissent pas abstraites et lointaines.

Cela commande la pédagogie qui doit être mise en œuvre. Une valeur a une triple dimension, intellectuelle, sensible, conative. Elle doit être construite dans une confrontation raisonnée. Car il n’y a pas d’accord préalable entre les élèves participants dans l’échange que suppose dans cet enseignement. Le principe à privilégier, en les adaptant aux différents niveaux de la scolarité, est celui du libre examen auquel les élèves doivent être progressivement exercé. Débats argumentés, étude de cas, présentation des dilemmes moraux, lecture de textes, pratiques de jeux de rôle, activités théâtrales, engagement dans des projets, sont autant de possibilités pour aider à la structuration d’un jugement moral. Ce n’est, certes, pas une tâche facile pour les enseignants, il leur faut transmettre sans imposer. C’est un véritable projet collectif qui doit être mise en œuvre et qui concerne toute la communauté éducative et toutes les disciplines. Il implique inévitablement un important effort de formation initiale et continue pour aider les enseignants à maitriser les compétences pédagogiques nécessaires.

L’introduction d’un enseignement laïque de la morale représente donc un véritable enjeu pour le sens même de l’école républicaine. Les difficultés ne manqueront pas. Cela nécessité de la conviction, l’appui des éducateurs, en premier lieu, un véritable pilotage dans la durée, à tous niveaux national, académique, local, dans les projets d’établissement. Le chemin existe sans aucun doute, mais il y faudra beaucoup de volonté.