La société ouverte et ses ennemis edit

22 janvier 2015

Les événements tragiques de ces derniers jours nous apportent deux enseignements majeurs. Le premier est que le peuple français, soutenu par ceux qui partagent ses valeurs, et notamment les peuples occidentaux, s’est largement mobilisé pour la défense de la liberté, suivant ainsi Thucydide d’Athènes qui, il y a deux millénaires et demi, proclamait qu’ « il n’y a pas de bonheur sans liberté ni de liberté sans vaillance ». Cette prise de conscience collective de notre peuple face aux nouveaux assassinats perpétrés sur son sol montre son attachement à la valeur centrale de liberté et sa volonté de la défendre quand elle est attaquée.

Le second enseignement est que cette défense des libertés est loin d’être unanime dans le monde. Dans l’ensemble du monde musulman, soit un milliard et demi d’individus, les autorités politiques et religieuses ont davantage condamné les caricatures de Charlie Hebdo que l’assassinat de ses journalistes, au nom de l’insulte faite au prophète. Dans de nombreux pays musulmans, des manifestations violentes ont pris pour cible la France. Le pape, de son côté, s’il a condamné le massacre n’en a pas moins pointé ceux qui « insultent la foi d’autrui ». En Russie, rapporte Libération, « politologues et politiciens continuent de défiler sur les plateaux pour expliquer que globalement la France ne fait que récolter ce qu’elle a semé, qu’elle avait failli à l’intégration de ses musulmans, qui sont d’ailleurs beaucoup trop nombreux, les poussant aujourd’hui au jihad par sa politique au Proche-Orient ». Quant à la Chine, les autorités y ont condamné les excès de la liberté de la Presse. Enfin, en France, une partie non négligeable des jeunes d’origine musulmane ne s’est pas associée à la condamnation des attentats terroristes quand elle n’a pas pris leur parti.

Ainsi, deux types de clivages sont apparus à cette occasion. D’une part celui qui oppose  les sociétés libres et démocratiques aux autres sur la liberté d’expression et de l’autre celui qui oppose les autorités religieuses, à des degrés divers, aux usages de cette liberté qu’elles considèrent comme des injures à la foi et aux croyants. Ces deux clivages se recoupent d’ailleurs en partie. Autant dire que, malgré le réel soutien des pays européens, illustré par la participation de nombreux chefs d’Etat et de gouvernement à la manifestation du 11 janvier, la conception française, républicaine et laïque, de la liberté d’expression est rejetée très largement dans le monde.

Ce double constat doit nous conduire aux réflexions suivantes. D’abord, la liberté, dans sa définition la plus large, qui est pour nous une valeur universelle et a donc vocation à être universellement reconnue, est en réalité sur la défensive, menacée à la fois par les régimes autoritaires et par les religions qui entendent imposer la loi de Dieu à celles des hommes. Dans le monde chrétien, l’ancienneté du combat entre les pouvoirs politiques et les pouvoirs religieux pour la suprématie ainsi que la victoire des premiers sur les seconds ont permis, au cours des siècles, un large développement de la liberté d’expression. Il a néanmoins fallu près d’un millénaire pour y établir complètement la primauté de la loi civile sur la loi religieuse.

Dans le monde musulman, il n’en a pas été de même. Le pouvoir et l’influence de l’islam ont beaucoup mieux résisté pour de multiples raisons : faiblesse ou absence de continuité des pouvoirs politiques, retard de développement de l’Etat moderne et de sa législation, influence presque nulle de la philosophie et des valeurs gréco-romaines, après une période brillante lent développement scientifique, technique et intellectuel, à l’époque moderne faible légitimité des pouvoirs politiques, retard du développement économique et de l’essor des classes moyennes, forte emprise de la religion sur les différents aspects de la vie quotidienne. Du coup, la notion occidentale des libertés ne s’y est pas développée comme un contrepoids à la domination religieuse. L’enseignement y est demeuré largement contrôlé par les religieux. La faiblesse des pouvoirs civils face à la civilisation occidentale qu’ils considéraient comme une menace, les a conduit, après le double échec de la colonisation et des régimes nationalistes et socialistes tiers-mondistes, tous plus ou moins autoritaires, à s’appuyer sur le pouvoir religieux. Ce compromis avec les autorités religieuses a constitué pour eux un moyen de résister à l’emprise occidentale et de conserver leur pouvoir. Certains régimes ont même favorisé et financé les mouvements islamistes, y compris certaines de leurs composantes terroristes. Ainsi, si le terrorisme islamique est condamné par nombre des régimes politiques des pays musulmans, il n’en constitue pas moins une expression, dévoyée, de l’antagonisme ressenti par une partie du monde musulman à l’encontre de l’Occident. Pourtant, ce monde est loin d’être homogène. Il est au contraire déchiré entre l’attrait qu’exerce sur lui la modernité occidentale et la résistance de ses traditions culturelles et religieuses. Or, c’est précisément cette déchirure qui crée la possibilité de la dérive terroriste dans ce monde en recherche d’identité face à la suprématie matérielle de l’Occident, alors que le sunnisme traverse une grave crise interne.

Il faut donc éviter une double erreur d’analyse. La première : penser que ce terrorisme exprime la réalité du monde musulman d’aujourd’hui. Il serait en particulier dangereux de considérer que la radicalisation violente qui se développe au nom de l’Islam reflète dans nos pays le sentiment dominant des personnes de culture musulmane, qu’elles aient ou non la nationalité de ces pays. La seconde erreur serait, inversement, de vouloir comprendre le phénomène terroriste islamiste sans s’interroger plus largement sur l’évolution actuelle des relations entre le monde musulman et l’Occident. Remarquons ainsi que les régimes politiques des pays musulmans ne sont pas tous prêts à s’engager clairement dans le combat contre le djihadisme. Nous devons donc mener la guerre contre le terrorisme tout en évitant d’unifier ce monde musulman autour de la défense de l’islam. Défendre notre conception des libertés sans aboutir à l’affrontement entre l’islam et l’Occident, tel est l’immense défi qui est le nôtre aujourd’hui.  

Pour relever en France ce défi, il est nécessaire, outre les aspects militaires et policiers, d’agir dans plusieurs directions. D’abord, il faut repenser notre manière d’opérer la nécessaire transmission de nos valeurs fondamentales aux jeunes générations, en particulier celles issues de l’immigration. Il faut donc rendre à l’école son rôle central d’instance d’éducation.

Il faut également faire confiance à l’esprit de responsabilité de la presse pour que notre conception de la laïcité ne s’exprime pas d’une manière telle qu’elle puisse apparaître comme antireligieuse et qu’elle donne du coup matière à instrumentalisation par les fondamentalistes religieux qui entendent détruire la liberté d’expression en général. De ce point de vue, il nous faut réfléchir à ce qui rapproche et à ce qui oppose les différentes conceptions de la laïcité et de la liberté d’expression en France et dans  les autres pays occidentaux, notamment les pays anglo-saxons, et faire en sorte de présenter un front uni contre les adversaires de la société ouverte. Par exemple, face à la folie meurtrière des groupes djihadistes (voire les atrocités de Boko Haram encore récemment), il est tout à fait compréhensible que des organes de presse occidentaux aient renoncé à publier les caricatures de Charlie Hebdo afin de protéger la vie de leurs collaborateurs.

Il faut aussi développer les échanges et les actions entre le pouvoir politique et les différentes autorités religieuses en France afin de progresser sur les moyens d’assurer des relations pacifiques entre les différentes composantes du peuple français. Enfin, concernant la guerre contre le terrorisme islamiste, il faut convaincre nos partenaires de l’Union européenne de participer pleinement à ce niveau aux actions nécessaires. Notons ainsi que parmi eux, tous n’ont pas voulu s’engager dans nos interventions à l’étranger contre l’islamisme radical, notamment l’Allemagne et la Grande-Bretagne. Il faut donc absolument parvenir à une vision stratégique commune. Nous sommes trop faibles pour pouvoir mener seuls un combat dans lequel nous nous trouvons désormais en première ligne. Ici comme ailleurs, c’est davantage d’Europe qu’il nous faut et non pas moins.