L’imprévoyance générationnelle : question taboue edit

16 mars 2015
En France, l’idée des inégalités entre générations figure comme un non-dit. La raison en est simple : mettant en cause plusieurs choix politiques opérés par les générations vieillissantes, les dettes publiques sans cesse reportées ou les invraisemblables ratés du système d’enseignement français, sans parler du patinage artistique autour de la réforme des retraites, elle est quasiment taboue. En fait, personne n’a envie d’endosser le fiasco d’un égoïsme générationnel.
 
On renvoie alors la responsabilité aux élites politiques qui nous gouvernent, oubliant que celles-ci ont été démocratiquement élues et que l’opinion publique est plus que jamais une boussole qui oriente leurs choix. De surcroit, (presque) toutes les familles éprouvent une solidarité face aux difficultés potentielles d’insertion de leur progéniture et déploient la panoplie du parent responsable : encouragement pour conduire au plus haut niveau scolaire, aide matérielle  et morale pour accompagner au mieux vers l’autonomie, accueil lors des différents « pépins » qui peuvent survenir dans la vie du jeune adulte. Cet effort est évidemment indexé sur les revenus de chaque famille - 54 % des 18-24 ans et 34 % des 25-34 ans reçoivent une aide financière de leurs parents (BVA 2014, Les Français et leur budget). Ainsi, les parents se posant en premier amortisseur de la crise de la reproduction sociale, la perception du conflit de génération existe à peine. Cette question objective n’est pas perçue subjectivement.
 
Les disparités générationnelles ont d’abord une consistance économique. Elles se lisent à travers les données sur l’insertion professionnelle et sur les revenus. Les travaux de Louis Chauvel sur les inégalités économiques entre générations dessinent un processus qui s’étale sur une soixantaine d’années (Revue française de sociologie, 2013/4). Après la génération qui eut vingt ans dans les années 68-70, toutes les cohortes suivantes ont dû affronter un marché de l’emploi moins favorable et soumis aux fluctuations de la croissance. En conséquence, et malgré l’élévation du niveau moyen d’éducation et du niveau moyen de revenus, les inégalités entre individus se sont recomposées de la façon suivante:
-l’écart de revenus entre les seniors et les juniors s’est creusé au fur et à mesure de l’arrivée des nouveaux entrants sur le marché du travail. Les nouvelles générations à tous les âges de la vie subissent une décote de leur revenu. Comptabilisant, dans 17 pays et selon l’année de naissance, les écarts de revenus par rapport au revenu moyen, le chercheur met en évidence que cet écart entre seniors et juniors est le plus élevé en France (-11%), alors que dans d’autres pays, l’Allemagne ou la Grande-Bretagne par exemple, les jeunes générations ne sont pas lésées par rapport aux anciennes ("Generational Inequalities and Welfare Regimes", working paper, mars 2014).
-le handicap de départ des nouvelles générations sur le marché du travail ne se rattrape pas dans la suite du parcours professionnel.
-aujourd’hui, la difficulté à entrer dans l’emploi ne se cantonne pas aux sans diplômes ou peu qualifiés, elle touche jusqu’au milieu de la société française (la médiane des revenus) par une dynamique de dévaluation d’une partie des diplômes –en premier lieu le bac.
 
Le clivage entre population jeune et population âgée est donc bien réel. Toutefois, il ne saurait masquer d’autres inégalités, celles qui se creusent au sein de la jeunesse. La clé de l’insertion en France, c’est d’abord le diplôme obtenu lors de la formation initiale, mais à une époque d’atonie du marché de l’emploi, celle-ci se double d’autres critères qui mêlent aptitudes relationnelles, expériences diverses (séjours à l’étranger, maitrise de plusieurs langues, bénévolat social ou humanitaire) et accès à des informations et à du piston. Ainsi non seulement le système scolaire bénéficie largement aux enfants des classes moyennes et supérieures, résultat sans cesse montré du doigt par les études Pisa, mais de surcroît tous les éléments de distinction sociale et culturelle viennent amplifier l’effet diplôme au moment de la recherche d’emploi. Rien d’étonnant alors si le sentiment de frustration traverse une partie de la jeunesse, notamment celle qui n’obtient pas un diplôme d’études supérieures (soit 58 % de ses membres).
 
Ces rigidités ont des retombées psychologiques : une partie de la jeunesse peine à se projeter vers l’avenir. Sur l’esprit du temps, expression conceptualisée par Karl Mannheim, existe aussi une vraie disparité générationnelle : entre les baby-boomers pour lesquels le monde semblait accueillant, ouvert aux opportunités professionnelles et mu par des élans émancipateurs, et la jeunesse d’aujourd’hui, confrontées à une course d’obstacles pour l’insertion et éduquée dans un climat de pessimisme social. Ainsi, même si les niveaux moyens de confort et d’éducation se sont accrus au cours des dernières décennies, l’exaltation de « l’âge de tous les possibles » que l’on connaît à vingt ans s’est évaporée aujourd’hui, et ce spleen est assez répandu. Globalement, les générations d’aujourd’hui ont le sentiment qu’elles auront moins de chances de réussir que leurs parents dans la société française de demain – un avis, d’ailleurs, que leurs ascendants partagent.
 
Une traduction de ce flottement par rapport à l’avenir réside dans l’image du travail, qui s’est particulièrement complexifiée. Certes, au fur et à mesure que l’emploi se raréfie, la valeur travail a plutôt tendance à se renchérir auprès des nouvelles générations, et il continue d’être abordé sous l’angle d’un lien contractuel de devoir envers la société. D’ailleurs, curieusement, les jeunes ayant un emploi lui accordent plus d’importance que les générations vieillissantes, c’est chez ces dernières que le désenchantement au travail se rencontre le plus fréquemment. Pour la plupart des jeunes (Dominique Méda, Sociologies, 2010), outre l’aspect matériel, le travail est associé à des attentes concernant l’épanouissement personnel : intéressant, créatif, apte à stimuler les capacités d’initiatives, on attend de lui qu’il procure une reconnaissance au sein de l’entreprise. Enfin, on demandera  qu’il soit compatible avec d’autres aspects de la vie, en particulier la vie familiale. En revanche, pour une partie de la jeunesse, la notion de travail est noyée dans le flou tant avoir un emploi paraît inaccessible, et perd alors de sa consistance au point que l’on peut s’installer définitivement dans le non emploi – notamment pour ces 16 % d’une génération qui sortent sans diplôme du système scolaire et qui quatre ans après leur sortie de l’école sont plus de 60 % à être sans emploi. Dans un tel contexte, exigences qualitatives ou perte de sens du travail, la notion de carrière – l’idée d’une progression continue vers davantage de rémunération et de pouvoir – s’est émoussée et ne touche qu’une petite fraction de la jeunesse, issue des hauts diplômés.
 
Les rapports entre les générations se sont recomposés, sous l’égide d’une image encensée de la tribu familiale. En raison des difficultés d’insertion de la jeunesse, parents et enfants se sont rapprochées, et vivent plus longtemps dans une interdépendance mutuelle. La famille constitue plus que jamais l’institution portée au pinacle, le creuset de tous les affects. Finalement, une schizophrénie guette la société française : les « anciens » doivent réparer par des décisions privées les choix collectifs qu’ils n’ont pas effectués dans un cadre politique. Même si on ne peut que louer et comprendre cette générosité familiale, admettons qu’elle est traversée d’hypocrisie : elle revient à ce que les générations vieillissantes gardent la main sur les générations montantes, en rupture avec l’idéal de l’autonomie individuelle inscrite dans la modernité. Surtout, cette dynamique emporte de terribles inégalités : entre les enfants de familles aisées et ceux qui appartiennent à des milieux moins favorisées, l’écart ne cesse de se creuser. Le modèle de la tribu familiale fusionnelle est d’autant plus idéalisé que les parents ont les moyens d‘assurer l’autonomie immobilière de leurs enfants, et par ce, leur propre autonomie. Qui, en effet, souhaite retourner à la cohabitation de jadis où toutes les générations vivaient sous le même toit ? Personne. Le choix politique de l’imprévoyance générationnelle a des effets en cascades économiques, culturels et psychologiques dans la sphère privée, mais ceux-ci sont couverts par la discrétion des foyers. Ce boomerang n’agite pas le débat public.