L’information chez la jeunesse en difficulté: Facebook et petites vidéos edit

1 février 2016

L’éveil du jeune citoyen par l’information est un débat récurrent. Mais quand on aborde ce thème, on réfléchit en général aux jeunes qui, par leur environnement social, familial et scolaire aspirent à suivre l’actualité et sont préparés à cette pratique culturelle. On songe rarement à ceux qui sont le plus éloignés de la sphère de l’information généraliste, soit en raison de leurs difficultés scolaires, soit parce que le milieu dans lequel ils sont élevés n’est pas porteur ; on songe rarement aux jeunes qui risquent d’avoir un parcours semé d’embûches, qui seront presque tous orientés vers un métier manuel. Or ces adolescents et post-adolescents – entre 15% et 25% des jeunes selon les méthodes de calcul – forment le terreau de l’abstention électorale ou du vote d’extrême-droite (voir mon article du 16 décembre 2015, Le choc ou le breaking point), et les médias auraient un intérêt civique à toucher cette fraction délaissée des 16-25 ans. Quels sont leurs modes d’accès et leur rapport à l’information ? Une étude quantitative et qualitative effectuée en 2014 permet de lever le voile.

Cette étude sur les pratiques numériques a été menée auprès des élèves d’Apprentis d’Auteuil, une institution qui scolarise ou héberge 50 000 jeunes en difficulté ; l’enquête porte sur 529 jeunes et a été complétée par une enquête parallèle sur un groupe témoin de 1000 jeunes. Qu’y apprend-on ?

Dans l’ensemble, les pratiques culturelles des jeunes en difficulté ne diffèrent guère de celles des autres jeunes. Ils baignent dans un bain musical au quotidien ; ils vont au cinéma régulièrement (69% au cours des trois derniers mois avant l’enquête contre 67%) ; ils lisent modérément des magazines ; et la télévision reste présente à dose tempérée dans leur quotidien (entre 1 à 2 h par jour). Bien équipés en outils numériques, presque tous dotés de smartphones, ils associent le numérique à la mosaïque culturelle qui incarne la planète des jeunes d’aujourd’hui : Youtube, Facebook, Gmail, Tweeter, Instagram, Skype, Deezer, et certains sites de films…Seule la lecture de livre pose un élément de différenciation : 32% ont lu un livre de fiction, d’aventure ou un roman au cours des trois derniers mois (hors cadre scolaire), contre 49% pour le groupe témoin.

Comment se construit leur appréhension du monde et de l’actualité ? Ils consultent peu les sites d’information (8%), trois fois moins que le groupe témoin (24%) ; ils ne naviguent presque pas dans les blogs ou les forums (3%), et, là encore, moins que le reste de la jeunesse (11%). Leur principale activité consiste à circuler sur les réseaux sociaux dont ils font un usage plus fréquent et plus participatif que les autres jeunes d’une part, et à consommer (dans un ordre décroissant) de la musique, des petites vidéos, des films ou des séries, ou enfin, à participer à des jeux vidéo, de l’autre.

Un point retient l’attention : le visionnage fréquent de petites vidéos (44% d’entre eux régulièrement, soit presque le double que le reste de la jeunesse). Ces petites vidéos – extraits de journaux télévisés, de films, de spectacles d’humoristes – souvent commentées, pastichées, détournées et beaucoup échangées constituent l’humus de l’imaginaire de la jeunesse populaire. C’est souvent à partir de ces formes culturelles, souvent humoristiques, que se forge un regard (sarcastique, distant, critique, voire vengeur) sur le monde et sur la politique : les vidéos des spectacles de Dieudonné ont souvent été visées par la critique, mais de fait ces vidéos partent dans beaucoup de directions.

L’actualité du monde entre chez eux par effraction et non volontairement. On observe chez eux une tendance répandue dans la jeunesse : la connexion permanente, une façon de tisser un lien ininterrompu avec leurs amis, d’être au courant en temps réel de leur « actu » (célibataire ou pas ? Les nouvelles photos ? Le moral ?), de garder coûte que coûte le contact, un habitus qui peut symboliser une identité générationnelle : « nous construisons ensemble notre jeunesse ». Cette relation « anytime, anywhere » avec les médias digitaux se décrypte à d’autres signes : le Smartphone fonctionne souvent comme un réveil matin et, à peine l’œil ouvert, on le consulte ; il est aussi un compagnon de la nuit, car beaucoup de jeunes n’éteignent pas la sonnerie. Pendant les heures de classe, on examine furtivement son téléphone, et pendant les récréations, il arrive que l’on préférer aller sur Facebook plutôt de que converser ou s’amuser avec les autres élèves. De toute façon, les jeunes d’Apprentis d’Auteuil regardent leur compte Facebook plusieurs fois par jour via leur téléphone portable, ou envoient des SMS, un geste parfois « vite fait », mais un rituel.

Cette connexion permanente, pour une part, est liée à un sentiment de vacuité, ou de relâchement à l’égard des cours : on ouvre son portable pour « voir l’heure », « s’occuper », remplir ses neurones, relâcher ses tensions et tuer l’ennui que procure l’école à certains de ces jeunes. Ceux-ci, de fait, n’hésitent pas à afficher un sentiment de désœuvrement pendant les cours. En effet, le respect à l’égard de l’institution scolaire s’est globalement dégradé au cours des 20 dernières années, son efficacité pour garantir une place dans la société étant souvent prise en défaut. Ce scepticisme à l’égard de l’école est sûrement vif aux yeux des élèves qui ont accumulé du retard scolaire.

Leur usage du digital est donc surtout communicationnel et ludique et moins tourné vers l’activité scolaire – la moitié de ces jeunes en difficulté utilisent internet pour approfondir des connaissances, contre 78% des jeunes scolarisés du groupe témoin.

Parallèlement, ces jeunes en difficulté ont un usage très particulier des réseaux sociaux. Ils se déclarent plus actifs que le groupe témoin (38% contre 23%), y sont plus partageux – plus d’échanges de musique, photos ou vidéos, plus de commentaires sur des produits ou activités audiovisuelles (des like ou des votes dans les émissions de téléréalité), ou sur des photos déposées. Parallèlement, ils prouvent une sidérante ouverture vers le monde extérieur : ils y rencontrent plus de nouvelles relations (53% d’entre eux ont fait de nouvelles connaissances contre 36% pour le groupe témoin), n’hésitent pas à donner rendez-vous à ces nouvelles personnes dans la vie réelle (44% contre 30%), et surtout s’y exposent infiniment plus facilement en mettant volontiers leur nom réel, des photos, leur adresse e-mail ou leur actualité sentimentale (35% contre 22%). Leurs comportements manifestent clairement une quête de sociabilité, d’identité et de visibilité sociale à travers ces réseaux. Comme si, de fait, existait sur un mode latent une aspiration à la rencontre soit avec des personnes déjà connues (repérées dans leur entourage, ou qu’ils ont fréquentées dans une autre tranche de vie) soit totalement extérieures – rencontre qui peut être virtuelle ou en face-à-face, cette dernière étant, en toute logique, perçue comme le passage obligé d’une relation authentique.

18% d’entre eux ont créé un blog sur lequel ils peuvent parler d’eux et de leur passion, un chiffre légèrement supérieur à celui du groupe témoin (16%). Ces données prouvent un assez forte absence d’inhibition à se mettre en avant et à se mettre en scène, contrairement à ce qu’on pourrait imaginer chez des jeunes en difficulté. De même, ils ne sont guère enclins à protéger leur intimité.

L’intensité des actes de partage de ces jeunes intrigue. Peut-on y voir la recherche d’un rattrapage de sociabilité, une quête de lien social pour des jeunes qui ont eu une enfance et une scolarité suffisamment perturbées pour ressentir un certain décalage avec leur génération ? Une façon de rompre la solitude ? Un exutoire pour ceux qui sont en internat ? Une candeur à l’égard des dangers d’internet ? Outre ces dimensions, il paraît que les réseaux sociaux jouent un rôle important dans l’acheminement vers des relations amoureuses ou sexuelles de ces adolescents.

Finalement, la recherche d’information politique ou généraliste par des sites spécialisés n’occupe qu’une part très résiduelle dans leurs pratiques numériques. C’est par le biais de séquences vidéos souvent humoristiques, circulantes, une sorte d’information validée par leurs pairs, que s’établit ce rapport à l’actualité : un peu comme s’ils se fabriquaient entre eux, leur propre vision et leur propre représentation de ce qui se passe dans le monde. Cet imaginaire est souvent chargé d’une distance sarcastique ou empreinte de doutes – propices à des délires sur les complots qui guideraient les événements d’actualité. De fait, l’information qui capte leur attention en tout premier lieu, c’est celle des membres de leur communauté, leur bulle amicale – une attitude qui, elle, caractérise plus globalement l’adolescence.