L’Internet est-il encore le média de la légèreté de l’être? edit

6 janvier 2016

Internet, pendant un temps, a pu paraître comme le média de la légèreté de l’être, tant il semblait investi par les humeurs subversives et moqueuses des internautes ; tant il semblait s’attacher à promouvoir un retournement de sens, de tout ce qui, dans ce bric-à-brac du monde marchand, médiatique et globalisé, paraît sérieux, rationnel, établi, déjà écrit, déjà analysé ; tant il semblait offrir un terrain de jeu pour le dynamitage des codes anciens. Or ces bonnes humeurs du Net se sont affadies, comme si les internautes n’étaient plus au diapason de cette insouciance débridée, comme si le chaos du monde pesait sur cette verve impertinente. En ce sens, le Web humoristique opère comme un sismographe de l’état de l’opinion.

Sur Internet, les mécanismes propres à déclencher l’hilarité comportent une vraie singularité, cette extension du domaine de l’humour reposant sur plusieurs éléments. D’abord, elle se nourrit de l’entrée en force des pratiques amateurs, celle des geeks, des informaticiens et des artistes en herbe qui y testent leurs talents. D’autre part, un humour dérivé du hacking, des manipulations, détournements, et commentaires d’images y a prospéré, notamment à partir de contenus puisés dans les médias anciens (information télévisée, films et séries) ; le pastiche, la parodie, les jeux de sens, l’approche par la dérision sur les images du monde irriguent comme une vague déferlante les échanges des internautes ; ici, tout est simulacre, le réel s’évapore au profit d’une construction « pas sérieuse du réel ». L’interaction intensive et le partage, socles de la Web attitude, notamment chez les adolescents et les jeunes adultes, ont galvanisé le rôle social et existentiel de l’humour – usant de tous ses registres, du clin d’œil espiègle au regard sarcastique et sans pitié. De plus, des phénomènes favorisés par la technologie ont émergé comme les mèmes (forme culturelle, une image ou une vidéo, souvent trafiquée, qui connaît une distribution virale, et dont le sens peut changer au fil de sa circulation, en fonction des rajouts, commentaires ou parodies qu’elle suscite), les selfies, les gifs animés, les Youtubers humoristiques (Norman, Cyprien, La Ferme Jérome, etc.), les web-séries amateurs ou semi professionnelles, les comptes parodiques de Twitter : autant d’indices culturels de l’époque.

Les analystes de la psyché contemporaine, les romanciers, les cinéastes, les publicitaires, n’ont de cesse de creuser les multiples facettes de ce trait psychologique : l’art de se moquer de tout et y compris de soi, la régulation que s’administrent les sociétés démocratiques, et qui, dans les sociétés en crise, offre aussi une thérapie au sentiment flottant de dépression. Sur le web, toutes ces humeurs composent les nuances d’une même culture, car cette forme humoristique suit une logique dominante : elle est conçue pour agir comme un défouloir des sens (le défouloir est une formule utilisée par les professionnels des médias jeunes). Elle ne résulte pas d’un effet intellectuellement calculé, de l’ajustement à une intention ; elle vise à déclencher une libération émotionnelle, une catharsis. Elle est moins impertinence sur les désarrois de l’individu ou sur le sens caché du jeu social que provocation extrême, manœuvre de déstabilisation, délire pour choquer ou susciter le rire. Elle cible les affects. Comme le note Jean Baudrillard, c’est l’émotion engendrée par l’image qui impose sa force, bouleverse le regard, et non son signifié – de peu d’importance, en vérité. Cette forme d’expression n’use pas des ressorts du théâtre de comique de situation passés au tamis de la réflexion d’Henri Bergson. Elle emploie certains artifices : le délire moqueur ; le fun, la bêtise ou la régression revendiquées ; le tout et n’importe quoi (l’image absurde, l’ellipse, l’aspect énigmatique ou l’insignifiance comme le sont la plupart des mèmes, le bon mot, la formule qui « tue », le lynchage verbal) qui fait rire, aux dépens de soi ou des autres ; la grossièreté, la scatologie. Elle est fondamentalement « non prise de tête », désinvolture et outrance. Socialement, elle est souvent dirigée contre les pouvoirs ou les hiérarchies sociales mais par un biais allusif et ouvert à interprétations diverses (opposées à l’argumentation politique). Elle instaure un nouveau registre, la dérision de la dérision, sans doute la pensée politique dominante de l’époque.

Tous ces éléments reconfigurent l’espace délibératif politique. Par-delà les expressions du populisme de droite ou de gauche, le déboulonnage des élites prospère ainsi sous d’autres formes : par des images détournées ou commentées dans des vidéos circulant dans les réseaux sociaux et les blogs (ex : dès leur publication, les photos officielles de François Hollande ont fait immédiatement l’objet d’un démontage/remontage irrespectueux ; on trouve aujourd’hui une foule d’images ridiculisant le Président en guerre). Parallèlement aux propos des personnalités qui monopolisent la critique argumentée et la réflexion dans les grands médias, s’élève ainsi, dans l’espace du web, une contestation d’anonymes qui fait feu de tous bois. Cette rébellion par les symboles, à l’aide de clichés volés et détournés, à l’aide de tags dont le sens s’effiloche et rebondit au fil de leur circulation, a pris une importance grandissante dans l’espace public et dans le système de représentation, inaugurant une démocratisation de la caricature hilarante.

En l’espace de deux-trois ans, pourtant, ces phénomènes ont subi une érosion créative. L’activité des Youtubers, puisant à un imaginaire rafraîchissant dans les années 2011-2012, a été progressivement prise en main par les producteurs et les agences publicitaires (voir les chaînes sponsorisées des Youtubers ou les plateformes comme Golden Moustache ou Studio Bagel) et les gains financiers obtenus par la poignée des ministars du Web ont monté en flèche – par ailleurs, leur audience s’est amplifiée. Simultanément, d’innombrables tentatives de comédiens/scénaristes/vidéastes amateurs ont emboîté le chemin ; mais ces stand up bricolant avec ironie sur la vie des jeunes figurent plutôt comme de pâles imitations des humoristes pionniers. Une multitude de vidéos, poussives et répétitives par les thèmes et les procédés narratifs, prouve une perte d’étincelle. Depuis le succès en 2012-2013 du Gnagam Style, une chanson de disco coréen interprétée par le chanteur Park Jae Sang et recyclée des millions de fois sur Youtube, on ne note aucun mème notable et le phénomène des circulations virales vertigineuses d’images insignifiantes a (presque) cessé d’intriguer les chercheurs : il fait partie d’une culture d’initiés et ne fait rire qu’eux. Les événements politiques récents comme l’emprise du djihadisme sur une petite fraction de la jeunesse inspirent peu les humoristes. Certes, il existe quelques vidéos tournant Daech en dérision (celles sur Jawad Bendaoud, le logeur de Daech ; ou celles des Anonymous sur les djihadistes, ceux-ci étant affublés d’un visage de canard en celluloïd) : mais ces essais sont en nombre limité et se caractérisent par leur manque d’audace. Autrement dit, l’humour du Net incline à se tarir et ce qu’il en reste reflète une humeur sombre, facilement déportée vers la grossièreté, l’invite au ricanement et parfois les propos à caractère raciste. Cette évolution marque un certain épuisement de la culture amateur, et les limites d’un média qui colle aux états d’âme de la société civile et peine à en décoller.

Curieusement, l’humour décapant sur l’état du monde provient davantage des anciens médias, notamment de la radio. Ceci n’est pas nouveau : les émissions fondées sur le rire ont envahi les médias audiovisuels depuis l’après-guerre (notamment avec l’usage des gags) et leur cible s’est focalisée sur le monde politique et médiatique à partir des années 90 avec l’infotainement, introduit en France par Canal +. Ces émissions prodiguent une respiration aux programmes, et offrent un ingrédient apte à aimanter l’attention du public et à fédérer des communautés. Surtout elles signent une des fonctions essentielles des médias audiovisuels : insuffler une énergie positive. Aujourd’hui, ce sont d’abord les humoristes professionnels passés par le journalisme (Alex Vizorek ou Charline Vanhoenacker) ou la scène (Nicole Ferroni, qui fut aussi enseignante) qui dynamitent en paroles et non en images le monde contemporain. Par des textes très écrits, ils rajeunissent les approches, inventent de nouveaux délires, passant ainsi au laser du rire tant le peuple que l’establishment. Conséquence : l’humour qui circule sur Internet est plus que jamais alimenté par ce qui se concocte dans les « vieux médias ».