Silicon Valley: imaginaires croisés entre les États-Unis et la France edit

5 mars 2015

À la mi-décembre, Fred Turner, professeur à l’université de Stanford et auteur de Aux sources de l’utopie numérique, était de passage à Paris. Plutôt que le visage de l’historien, il a voulu montrer celui de l’homme engagé. En deux conférences universitaires (1), il a délivré un message : « Engagez-vous dans la politique, la vraie, celles des partis et du travail de terrain, et cessez de croire que l’on peut changer le monde grâce aux outils numériques ». Point barre.

Les spectateurs de ces conférences, qui en étaient restés à l’histoire de la contre-culture hippie et de ses affinités avec l’origine des réseaux numériques – histoire dont Fred Turner offre une analyse convaincante –, ont été interloqués, voire sonnés. Ils étaient sûrement venus pour entendre une musique plus mezzo voce sur l’épopée d’Internet qu’un brûlot réunissant les attaques de Richard Barbrook/Andy Cameron (l’idéologie californienne), de Nicholas Carr (Google rend-il stupide?), et de Evgeny Morozov (The Net Delusion) et de Jaron Lanier (Who Owns the Future?). Outre le haro contre la frénésie d’appât du gain qui s’est emparée de la Silicon Valley, le professeur de Stanford a aussi évoqué sa désillusion face à « Occupy Wall Street » – on s’en souvient, la neige de novembre 2011 et surtout la police new yorkaise ont eu raison du village de toile installé à Zucotti Park dans le sud de Manhattan, et le mouvement contre Wall Street, resté aux marges de la société américaine, n’a pas trouvé de relais dans la scène politique.

Pris par son élan, Fred Turner en appela aux vertus du modèle social européen dont la France, vue de la libérale/libertarienne Californie, paraît l’emblème. Dans un souffle, il rappela que la contre-culture de 68, en France, elle, était inspirée par des projets réellement politiques – et non par les aspirations au développement personnel, cette culture hédoniste des New Communalists dont son travail universitaire montre qu’elle fut le berceau d’Internet. On assista alors à un mouvement à front renversé : face à un public de chercheurs sur les médias et/ou de passionnés des nouvelles technologies, il lança un plaidoyer pour le retour au réel –suggérant que l’Europe constituait un graal, voire un espoir politique pour les intellectuels américains. Les économistes Paul Krugman et Joseph Stiglitz nous ont habitués à cette image délicieuse d’une France qui ignore ses trésors cachés. Un ange passa. Face au miroir tendu, le public se tut. Personne n’osa ébranler les convictions du conférencier, ou plutôt chacun médita sur les imaginaires croisés, sur le vertige d’incompréhension et de fascination mutuelle, entre universitaires américain et français.

Vu de Stanford, campus où les cent fleurs de la Révolution numérique se sont épanouies, le bilan du mouvement technologique des années 70-90 est parfois décrypté avec des accents amers. D’abord les milieux économiques de la Silicon Valley, cette armée d’experts qui mêle business Angels et hommes d’affaires, leur cohorte d’ingénieurs, d’informaticiens, de développeurs en tous genres (jeux vidéo, plateformes de services, robotique), de communicants, de spécialistes des mathématiques et des sciences cognitives : tout cet aréopage (the virtual class) est perçu comme la nouvelle classe prédatrice, incarnation du capitalisme sauvage à l’américaine. L’image de conservatisme du milieu high tech est renforcée par le fait que les stars de la révolution informatique ont été pour l’essentiel des hommes blancs, éduqués, passés par les meilleures universités, dont Stanford, ce qui fait planer sur la révolution numérique un parfum de sexisme, voire de racisme. Cet appel au « back to politics », Fred Turner l’avait effectué devant ses propres étudiants en juin 2014. « Comme vous la génération de 68 a été confrontée à une série de choix face à la place de la technologie dans leur vie. Leur choix doit être une leçon pour vous. Pour eux la politique ne procurait pas de solution à leur problème. Ils pensaient que la politique était le problème ».

Les imaginaires croisés entre la France et les États-Unis à propos de la révolution numérique frisent l’insolite. À une France « légèrement » mythifiée vue de la Baie de San Francisco, correspond, du côté français, un enthousiasme à peine voilé pour la créativité des hackers et autres techies américains. Comment traduire ces visions fantasmées qui se télescopent ?

L’aura de la Silicon Valley n’est pas tellement ternie en France, car c’est moins l’image d’un capitalisme sauvage que la réussite entrepreneuriale qui retient l’esprit. D’ailleurs ni la frénésie du jeune entrepreneur en chasse pour lever des millions de dollars, ni l’idée que « the winner takes it all » ne figurent dans la génétique hexagonale et ce capitalisme pur et dur n’est perçu que de manière assez floue. En outre, si la patrie de Diderot et Lavoisier est dotée d’une culture technophile, si elle peut s’enorgueillir d’un réseau d’écoles d’ingénieurs réputées, elle est assez imperméable au thème du déterminisme technologique – vieille résistance d’un peuple terrien, où la lutte des classes est encore appréhendée comme moteur de l’histoire. Pas trop menaçante, l’économie de l’Internet est donc perçue avec bienveillance. Surtout dans les quartiers parisiens où sont installés des centres d’incubation numériques, la Californie fait rêver par les moyens qu’elle met à disposition des jeunes entrepreneurs, et par sa culture de l’innovation et du risque. Quand un créateur de startup cherche à se développer, il tente de nouer des partenariats avec la Silicon Valley où séjournent, paraît-il, près de 200 000 français actifs dans la révolution numérique, pas à celle de la prise de la Bastille. La plupart des dirigeants du CAC 40 eux aussi font régulièrement le pèlerinage dans ce qui est tenu pour le laboratoire du futur. En février 2014 quand François Hollande s’est rendu à San Francisco pour rencontrer des dirigeants de Google, Facebook et autres géants du Net, ce déplacement a pris l’allure d’un hommage à l’entrepreneuriat high tech, et d’un vigoureux soutien aux pousses françaises californiennes.

La situation de la jeunesse est suffisamment critique en France, pour qu’Internet apparaisse davantage comme une planche de salut qu’un espace de perdition – les débats sur les faces sombres du Net y existent néanmoins comme ailleurs. Ici l’esprit de partage s’enracine dans le contexte de nécessité né des difficultés d’insertion (taux de chômage des 15-25 ans en France, 22, 7 %, contre 13, 4 aux Etats-Unis en 2014 –source : OCDE). La longue attente avant d’entrer dans le statut d’adulte autonome étant devenue la règle, l’activité amicale et relationnelle propre aux jeunes s’est intensifiée, tirant tout le parti possible des outils numériques. Internet, sans projection mythique, parait alors comme un lieu d’investissement possible : pour tout, l’emploi, la consommation, l’entraide, le divertissement, et pour les jeunes d’origine populaire, une certaine forme d’accès aux autres et à la culture. Parallèlement, une économie collaborative prend son essor : outre la consommation low cost, elle génère de nouveaux emplois, notamment sous le statut du travailleur indépendant. Si elle gagne du terrain, c’est qu’elle participe de la dynamique du « Débrouille-toi toi même ».

Demeure chez certains intellectuels américains le culte du mai 68 français à forte consonance politique. Mai 68 ? Euh…Thomas Piketty n’était pas encore né. Ce schéma révolutionnaire a largement disparu des écrans radars, l’individualisme hédoniste a été passé au crible de maintes critiques – dans le sillage de l’intellectuel américain Christopher Lasch. Les antennes de la révolution ne répondent plus, le Mouvement des Indignés n’a pas mobilisé les étudiants, contrairement à l’Espagne ou aux Etats-Unis. L’évocation d’une jeunesse française à la fibre politique aiguisée se dessine alors comme une image surannée en regard du désenchantement actuel à l’égard des partis et de l’État.

Les représentations fantasmées entre la France et la Californie reposent sur des malentendus, des décalages dans le temps, de la nostalgie, des aspirations latentes, et certaines méconnaissances. Elles sont stimulantes puisqu’elles interrogent chaque système social en le renvoyant à lui-même. Mais le fait est qu’à la fin de la conférence de Fred Turner, on se demandait si l’on vivait bien sur la même planète : tel est le charme discret des échanges universitaires.

 

(1) A l’INHA le 16 décembre où il a présenté le contenu de Democratic Surround: Multimedia and American Liberalism from World War II to the Psychedelic Sixties, University of Chicago Press, 2013 ; et à l’EHESS, le 18 décembre où il a présenté Aux sources de l’utopie numérique, Ce & F éditions, 2012 (From Counterculture to Cyberculture: Stewart Brandt, The whole Earth network and the rise of digital utopianism, The University of Chicago Press, 2006).