Emploi : un miracle allemand ? edit

17 novembre 2011

Emploi et chômage sont en tête de l'agenda politique, alors que des manifestants se rassemblent dans les quartiers d’affaires de New York, de Londres et d’ailleurs. Le taux de chômage dans ces pays pourrait atteindre 10%. En Allemagne, toutefois, il reste inférieur à 7%. Certains y voient un miracle. Mais il existe des explications scientifiques, à vrai dire moins enthousiasmantes.

À une époque où les taux de chômage en France, en Italie, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis sont bloqués autour de 8% -9%, beaucoup se tournent vers le miracle du marché du travail allemand pour essayer d’en tirer des leçons. En 2008-09, le PIB allemand a chuté de 6,6% et pourtant le chômage n'a augmenté que de 0,5 points de pourcentage avant de reprendre une tendance baissière, et l'emploi n'a diminué lui aussi que de 0,5%. En août 2011, le taux de chômage standardisé était de 6,5%, son plus bas niveau depuis le boom qui a suivi la réunification il y a 20 ans.

Certains économistes ont affirmé que la supériorité allemande tenait aux institutions du marché du travail, notamment celles facilitant le temps partiel en cas de récession. Or, ces institutions ont été mises en place depuis des décennies, et elles ne peuvent donc pas expliquer pourquoi, des cinq récessions connues par le pays depuis 1970, seul l'épisode de 2008-09 n'a pas été accompagné par une chute de l'emploi et une élévation durable du taux de chômage. Reconnaissant ce fait, d'autres observateurs allemands soulignent l'importance durable de la réforme du marché du travail promulguée en 2003-2005 et l'absence de croissance des salaires depuis 2001.

Dans une recherche récente, nous montrons qu'une explication passé jusque-là inaperçue peut expliquer en grande partie ce « miracle » économique. Il faut en fait revenir juste avant la crise. Dans la phase d'expansion tirée par les exportations, entre 2005 et 2007, les embauches des entreprises ont été sensiblement inférieures à celles qu’on pouvait attendre au vu de la croissance du PIB et du niveau des salaires. Comme en témoignent les données de l’époque sur le moral des entreprises ainsi que les articles qui paraissaient alors dans la presse économique, les entreprises avaient une confiance inhabituellement basse dans la capacité du boom à durer. Nous montrons plus précisément que le déficit d'augmentation du niveau d’emploi en 2005-2007 équivaut environ à 40% de la baisse prévisible et qui ne s’est pas produite en 2008-09. Par ailleurs plus de la moitié de ce déficit initial était attribuable au pessimisme des entreprises. Celles-ci hésitaient à embaucher lors du boom, car elles craignaient qu'il ne dure pas, et quand finalement la récession qu'elles craignaient est arrivée, elles eurent moins besoin de licencier que lors des récessions précédentes.

Les observateurs américains sont à juste titre intrigués par le système de travail à temps partiel utilisé en Allemagne et certains autres pays européens. Selon ce système, une entreprise en difficulté financière peut demander à l'agence pour l'emploi d'approuver un « pack » l’autorisant à réduire les horaires des travailleurs et la part variable de leur rémunération, en s'abstenant de licencier, tandis que les travailleurs sont remboursés par l'agence pour l'emploi à hauteur de 60 à 67% du salaire perdu. Abraham et Houseman ont montré dans les années 1990 que par rapport aux États-Unis ce système a un effet procyclique en nombre d’heures travaillées, et un effet anticyclique en termes d’emploi. Le nombre d'heures travaillées par salarié ont chuté abruptement lors de la récession de 2008-09, de près de 4%. Pourtant, les heures de travail à temps partiel indemnisé n’étaient pas plus nombreuses que dans pendant la récession de 1974-75.

Il y a un autre facteur qui contribue à rendre compte de la réduction significative des heures durant ce que beaucoup appellent désormais la « Grande Récession ». Un nouvel outil de gestion du personnel, fondé sur des comptes épargne temps, a été utilisé par les employeurs allemands pour ajuster les heures effectuées par travailleur aux fluctuations à court terme. Les employeurs peuvent augmenter les heures au-dessus de la normale sans rémunération supplémentaire immédiate, et en contrepartie les horaires pouvaient être réduits à l'avenir sans perte de salaire ; l’idée étant de maintenir la moyenne normale des heures travaillées dans une certaine fenêtre temporelle. Le nombre d'heures travaillées et dues était suivi dans un comptes épargne temps. La part des travailleurs gérés avec ce type de compte est passée de 33% en 1998 à 48% en 2005, ce qui a ensuite donné une plus grande flexibilité d’ajuster les horaires lors de la récession de 2008-2009 que lors de des précédentes.

En même temps, une conclusion importante de notre recherche est que lors de la Grande Récession la baisse globale des heures par travailleur en Allemagne fut à peu près ce que l’on pouvait attendre étant donné la gravité de la crise. Ce qui a dû se passer, c’est que les employeurs ont utilisé les comptes épargne temps pour reporter ou réduire leur utilisation du dispositif de temps partiel proposé par le gouvernement, laissant ainsi presque inchangée la flexibilité globale des horaires. D'autre part, les comptes de temps de travail ont probablement joué un rôle pour enrayer le déclin de l'emploi en fournissant une désincitation à licencier, puisque les employeurs doivent également indemniser le solde positif des travailleurs licenciés, ce qui fait monter les coûts de licenciement. Le comportement des employeurs dans la réduction des heures par travailleur a été semblable au passé, mais ils ont conservé plus de travailleurs sur une base de temps partiel. Un modèle théorique qui différencie entre les changements de l'emploi à la marge extensive et intensive peut expliquer ce comportement, dans la mesure où les paramètres sous-jacents de ce modèle ont changé au cours des 10-15 dernières années.

La modération salariale contribue à expliquer la bonne tenue du marché du travail ? Le pouvoir de négociation des travailleurs a diminué en Allemagne depuis la réunification. Cela se traduit par une diminution des effectifs syndicaux et une moindre couverture des conventions collectives, par des négociations salariales plus décentralisées, et par des concessions syndicales telles que l'utilisation des comptes épargne temps. Un facteur de causalité est probablement la concurrence croissante de l'Europe de l'Est pour la production manufacturière. Depuis 2001, le salaire horaire moyen a stagné en termes réels. En supposant une estimation de l’élasticité de la demande de travail par rapport aux salaires de 0,7%, nous montrons que si les salaires avaient continué d'augmenter au rythme des années 1990 (1,12 points par an), l'emploi aurait baissé beaucoup plus lors de la récession, pour une quantité égale à environ 20% de la baisse manquante.

Il existe d’autres facteurs possibles de cette baisse. En 2003-05, une série de réformes drastiques du marché du travail a été menée en Allemagne : il fallait plus d'ancienneté pour avoir droit aux prestations de chômage, la durée des prestations a été réduite pour les chômeurs âgés, une partie des prestations ont été fusionnées avec un programme d'aide sociale moins généreux, pour la première fois la responsabilité de la recherche d'emploi a été mis sur le chômeur, des sanctions pour avoir refusé des offres d'emploi ont été appliquées, des agences privées ont été recrutées pour aider à placer les chômeurs, l’agence nationale de l’emploi a été réorganisée et les agences de travail temporaire déréglementées. Ces réformes visaient à faire baisser le chômage, et elles l’ont fait. Une partie de leurs effets sont apparus avec un décalage qui a intégré la période de récession, et les réformes pourraient donc avoir atténué la baisse de l'emploi. On peut en trouver des preuves empiriques : la courbe de Beveridge ne s’est pas infléchie avec la récession, tandis que la part des chômeurs de longue durée a continué de baisser tout au long de la récession ; mais il est impossible de juger de l'ampleur réelle de cet effet.

Une version anglaise de cet article, plus développée, est publiée sur le site de notre partenaire VoxEU.