Le piège du social compassionnel edit

24 mars 2010

Le succès de la gauche aux dernières élections ne résout pas son problème idéologique. Les dirigeants du PS sont aujourd’hui confrontés à deux tentations. La première serait de se contenter de recycler le logiciel de la réduction des inégalités. La seconde serait de prendre acte des limites de ce positionnement… et ainsi de mettre leurs pas dans ceux de Nicolas Sarkozy.

Pendant deux ans, la force du « storytelling » présidentiel a été de nous présenter un homme parfois maladroit, mais fondamentalement sincère dans sa lutte d’Astérix face aux forces telluriques d’un système mondial qu’il juge scandaleux. Catastrophe, cyclone, séisme : c’est désormais l’augure sous lequel nous sont présentés les événements « sociaux ». Il ne se passe plus une semaine sans que notre pays ne tremble d’un 11-Septembre économique ou d’un Haïti social.

On peut voir dans cette dramatisation une réponse politique à une gestion de masse censée bénéficier à chacun et dont l’un des derniers avatars a été les 35 heures. Nicolas Sarkozy joue sur le rejet des dispositifs impersonnels tombant d’en haut, sur une certaine aversion à l’égard de droits collectifs censément égaux, mais dont les effets sont parfois vécus comme porteurs d'injustices.

Ce positionnement politique a le mérite de pointer les faiblesses de la gauche. Celle-ci reste tentée de revenir à ses anciens démons, l’égalitarisme et la gestion à distance. Mais le risque existe aussi pour le PS d’emboîter le pas à la droite dans une lecture compassionnelle du social.

Se souvient-on des réactions de la gauche politique aux récents suicides professionnels, parfois accomplis jusque sur les lieux de travail ? Non, et pour cause. Regardez le site du Parti socialiste. Le PS plaide pour « la reconnaissance de toutes les souffrances ». Déplorant que « les progrès de la connaissance scientifique s’accompagnent difficilement d’une réelle reconnaissance sociale », il demande des mesures législatives fortes, de passer d’une culture de la réparation à une culture de la prévention et de renforcer le droit d’expression des salariés. Toutes propositions relevant d’un « travailler mieux pour vivre mieux ».

Regardez le site web de l’UMP sur le même sujet. Une « commission de réflexion sur la souffrance au travail » présente ses « trente propositions pour travailler mieux », fondées sur les auditions d’une cinquantaine de chercheurs et d’experts. « Le constat de la commission est sans appel. L’organisation du travail (…) peut être à l'origine de souffrance entraînant parfois des actes graves ». L’UMP fustige « cette organisation qui fait primer le court terme sur les projets économiques ou industriels de longs terme ». Le parti au pouvoir propose de rétablir le dialogue dans le monde du travail, de promouvoir les bonnes pratiques, diffuser les meilleures boîtes à outils, d’assurer une meilleure organisation des services de santé. Etc.

Bonnet blanc et blanc bonnet. L’absence d’expression propre de la gauche est inquiétante. Dénoncer la dictature du capitalisme financier, la « tyrannie de la gestion », les politiques du chiffre ou la réduction des coûts, c’est ne rien dire. Car la droite s’est peu à peu approprié ce discours. Elle propose aujourd'hui d'agir contre les excès du capitalisme financier, de remettre en cause les indicateurs, de travailler mieux…

Mais elle agit sur un tout autre registre : compatir avec les « victimes », renforcer la législation qui punit les coupables, réparer le préjudice subi, prévenir les risques, protéger des agressions… Avec la « souffrance », tout paraît dit. Le terme véhicule la plainte, il inspire la compassion. Il signale une pathologie, il appelle l’identification de facteurs pathogènes.

Or cette problématique résonne avec les catégories fétiches d’une gauche qui protège les « petits » (hier exploités par le grand capital, aujourd’hui harcelés par des managers qui relaient ses ordres), s’en remet à la science et aux spécialistes pour déceler les nouvelles pénibilités, bataillant pour les faire reconnaître, punir et réparer. Notre gauche généreuse s’est-elle avisée de la représentation que cela induit d’un monde sans acteurs sociaux, d’un « système » agi par des forces telles qu’il ne resterait qu’à sauver des décombres les plus « fragiles » ?

On attendrait qu’enfin la gauche se guérisse de sa propre pulsion compassionnelle pour œuvrer à « équiper » des individus, à constituer des acteurs intermédiaires, à soutenir des communautés de pratique, à fabriquer les catégories locales de l’action. On attendrait qu’elle s’attaque à l’écart, bien français, entre la « sur-gestion » de l’emploi et une « sous-régulation » des relations quotidiennes du travail, qui laisse à l’employeur le quasi-monopole de la gestion économique du travail, de son organisation, de la définition des métiers et des mobilités dans l’emploi. Qu’elle cesse de considérer les questions du travail comme « sociales » et les réenvisage dans leurs interrelations avec l’éducatif, l’économique et le sociétal. Qu’elle laisse à la droite les sucres rapides de la compassion, et qu’elle œuvre à remettre debout et à faire grandir des adultes confrontés au réel.

Pour la droite d’aujourd’hui, l’individu existe comme un être détachable et détaché de la société ; elle offre l’image de l’individuation pour tous. La gauche se contente d’une critique de l’individualisation au nom de l’égalité. C’est au contraire sur le terrain de l'émancipation de l'individu qu’elle devrait chercher sa différence. Il lui faut apprendre à s’adresser à un individu en quête d’autonomie, mais attaché à l’Autre et responsable à son niveau de la destinée commune dont dépend le destin de chacun. Là où la droite joue sur les intérêts individuels en les nuançant de compassion et de proximité, la gauche doit apprendre à incarner elle aussi, et à nouveau, des valeurs de responsabilité et d’autonomie des individus.